Méphistophélès
Suprème actif


Inscrit le: 10 Sep 2006
Messages: 4299
|
Posté le: Mer Juin 25, 2008 16:29 pm Sujet du message:
Je tombe par hasard sur un passage qui illustre non sans humour la situation
qui est la nôtre. Il s'agit d'un extrait de Jacques le fataliste et son maître, de Diderot.
"Un jour, il me vint un jeune poète de Pondichéry [...] Après des
compliments ordinaires sur mon esprit, mon génie, mon goût, ma bienfaisance,
et autres propos dont je ne crois pas un mot, [...] le jeune poète tire un
papier de sa poche: ce sont des vers, me dit-il. - Des vers ! - Oui, monsieur,
et sur lesquels j'espère que vous aurez la bonté de me dire votre avis. -
Aimez-vous la vérité ? - Oui, monsieur, et je vous la demande. - Vous allez
la savoir. - Quoi: vous êtes assez bête pour croire qu'un poète vient
chercher la vérité chez vous ? - Oui. - Et pour la lui dire ? - Assurément
! - Sans ménagement ? - Sans doute [...]. Je lis les vers de mon jeune
poète, et je lui dis: non seulement vos vers sont mauvais, mais il m'est
démontré que vous n'en ferez jamais de bons. - Il faudra donc que j'en fasse
de mauvais; car je ne saurais m'empêcher d'en faire. - Voilà une terrible
malédiction ! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez
tomber ? Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes n'ont pardonné la
médiocrité aux poètes: c'est Horace qui l'a dit. - Je le sais. - Êtes-vous
riche ? - Non. - Êtes-vous pauvre ? - Très pauvre. - Et vous allez joindre
à la pauvreté le ridicule de mauvais poète; vous aurez perdu toute votre
vie, vous serez vieux. Vieux, pauvre et mauvais poète, ah ! monsieur, quel
rôle ! [...] Avez-vous des parents ? - J'en ai - Quel est leur état ? - Ils
sont joaillers. - Feraient-ils quelque chose pour vous ? - Peut-être. - Eh
bien ! voyez vos parents, proposez-leur de vous avancer une pacotille de
bijoux. Embarquez-vous pour Pondichéry; vous ferez de mauvais vers sur la
route; arrivé, vous ferez fortune. Votre fortune faite, vous reviendrez faire
ici tant de mauvais vers qu'il vous plaira, pourvu que vous ne les fassiez pas
imprimer, car il ne faut ruiner personne... Il y avait environ douze ans que
j'avais donné ce conseil au jeune homme, lorsqu'il m'apparut; je ne le
reconnaissais pas. C'est moi, monsieur, me dit-il, que vous avez envoyé à
Pondichéry. J'y ai été, j'ai amassé là une centaine de mille francs. Je
suis revenu; je me suis remis à faire des vers, et en voilà que je vous
apporte... Ils sont toujours mauvais ? - Toujours; mais votre sort est
arrangé, et je consens que vous continuiez à faire de mauvais vers. - C'est
bien mon projet..."
Dernière édition par Méphistophélès le Mer Juin 25, 2008 21:15 pm; édité 1 fois
|