Celeborn
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Posté le: Lun Juil 26, 2010 18:47 pm Sujet du message:
Introduction
•I. La vitre cassée
•II. Le licenciement
•III. L'impôt
•IV. Théâtres, Beaux-Arts
•V. Travaux publics
•VI. Les Intermédiaires
•VII. Restriction
•VIII. Les Machines
•IX. Crédit
•X. L'Algérie
•XI. Épargne et Luxe
•XII. Droit au Travail, Droit au Profit
II. Le Licenciement
Il en est d'un peuple comme d'un homme. Quand il veut se donner une
satisfaction, c'est à lui de voir si elle vaut ce qu'elle coûte. Pour une
nation, la Sécurité est le plus grand des biens. Si, pour l'acquérir, il
faut mettre sur pied cent mille hommes et dépenser cent millions, je n'ai
rien à dire. C'est une jouissance achetée au prix d'un sacrifice.
Qu'on ne se méprenne donc pas sur la portée de ma thèse.
Un représentant propose de licencier cent mille hommes pour soulager les
contribuables de cent millions.
Si on se borne à lui répondre: « Ces cent mille hommes et cent millions
sont indispensables à la sécurité nationale: c'est un sacrifice; mais, sans
ce sacrifice, la France serait déchirée par les factions ou envahie par
l'étranger. » — Je n'ai rien à opposer ici à cet argument, qui peut
être vrai ou faux en fait, mais qui ne renferme pas théoriquement
d'hérésie économique. L'hérésie commence quand on veut représenter le
sacrifice lui-même comme un avantage, parce qu'il profite à quelqu'un.
Or, je suis bien trompé, ou l'auteur de la proposition ne sera pas plus tôt
descendu de la tribune qu'un orateur s'y précipitera pour dire:
« Licencier cent mille hommes! y pensez-vous? Que vont-ils devenir? de quoi
vivront-ils? sera-ce de travail? mais ne savez-vous pas que le travail manque
partout? que toutes les carrières sont encombrées? Voulez-vous les jeter sur
la place pour y augmenter la concurrence et peser sur le taux des salaires? Au
moment où il est si difficile de gagner sa pauvre vie, n'est-il pas heureux
que l'État donne du pain à cent mille individus? Considérez, de plus, que
l'armée consomme du vin, des vêtements, des armes, qu'elle répand ainsi
l'activité dans les fabriques, dans les villes de garnison, et qu'elle est,
en définitive, la Providence de ses innombrables fournisseurs. Ne
frémissez-vous pas à l'idée d'anéantir cet immense mouvement industriel?
»
Ce discours, on le voit, conclut au maintien des cent mille soldats,
abstraction faite des nécessités du service, et par des considérations
économiques. Ce sont ces considérations seules que j'ai à réfuter.
Cent mille hommes, coûtant aux contribuables cent millions, vivent et font
vivre leurs fournisseurs autant que cent millions peuvent s'étendre: c'est ce
qu'on voit.
Mais cent millions, sortis de la poche des contribuables, cessent de faire
vivre ces contribuables et leurs fournisseurs, autant que cent millions
peuvent s'étendre: c'est ce qu'on ne voit pas. Calculez, chiffrez, et
dites-moi où est le profit pour la masse?
Quant à moi, je vous dirai où est la perte, et, pour simplifier, au lieu de
parler de cent mille hommes et de cent millions, raisonnons sur un homme et
mille francs.
Nous voici dans le village de A. Les recruteurs font la tournée et y
enlèvent un homme. Les percepteurs font leur tournée aussi et y enlèvent
mille francs. L'homme et la somme sont transportés à Metz, l'une destinée
à faire vivre l'autre, pendant un an, sans rien faire. Si vous ne regardez
que Metz, oh! vous avez cent fois raison, la mesure est très avantageuse;
mais si vos yeux se portent sur le village de A, vous jugerez autrement, car,
à moins d'être aveugle, vous verrez que ce village a perdu un travailleur et
les mille francs qui rémunéraient son travail, et l'activité que, par la
dépense de ces mille francs, il répandait autour de lui.
Au premier coup d'œil, il semble qu'il y ait compensation. Le phénomène qui
se passait au village se passe à Metz, et voilà tout.
Mais voici où est la perte. Au village, un homme bêchait et labourait:
c'était un travailleur; à Metz, il fait des tête droite et des tête
gauche: c'est un soldat. L'argent et la circulation sont les mêmes dans les
deux cas; mais, dans l'un, il y avait trois cents journées de travail
productif; dans l'autre, il a trois cents journées de travail improductif,
toujours dans la supposition qu'une partie de l'armée n'est pas indispensable
à la sécurité publique.
Maintenant, vienne le licenciement. Vous me signalez un surcroît de cent
mille travailleurs, la concurrence stimulée et la pression qu'elle exerce sur
le taux des salaires. C'est ce vous voyez.
Mais voici ce que vous ne voyez pas. Vous ne voyez pas que renvoyer cent mille
soldats, ce n'est pas anéantir cent millions, c'est les remettre aux
contribuables. Vous ne voyez pas que jeter ainsi cent mille travailleurs sur
le marché, c'est y jeter, du même coup, les cent millions destinés à payer
leur travail; que, par conséquent, la même mesure qui augmente l'offre des
bras en augmente aussi la demande; d'où il suit que votre baisse des salaires
est illusoire. Vous ne voyez pas qu'avant, comme après le licenciement, il y
a dans le pays cent millions correspondant à cent mille hommes; que toute la
différence consiste en ceci: avant, le pays livre les cent millions aux cent
mille hommes pour ne rien faire; après, il les leur livre pour travailler.
Vous ne voyez pas, enfin, que lorsqu'un contribuable donne son argent, soit à
un soldat en échange de rien, soit à un travailleur en échange de quelque
chose, toutes les conséquences ultérieures de la circulation de cet argent
sont les mêmes dans les deux cas; seulement, dans le second cas, le
contribuable reçoit quelque chose, dans le premier, il ne reçoit rien. —
Résultat: une perte sèche pour la nation.
Le sophisme que je combats ici ne résiste pas à l'épreuve de la
progression, qui est la pierre de touche des principes. Si, tout compensé,
tous intérêts examinés, il y a profit national à augmenter l'armée,
pourquoi ne pas enrôler sous les drapeaux toute la population virile du pays?
III. L'impôt
Ne vous est-il jamais arrivé d'entendre dire:
« L'impôt, c'est le meilleur placement; c'est une rosée fécondante? Voyez
combien de familles il fait vivre, et suivez, par la pensée, ses ricochets
sur l'industrie: c'est l'infini, c'est la vie ».
Pour combattre cette doctrine, je suis obligé de reproduire la réfutation
précédente. L'économie politique sait bien que ses arguments ne sont pas
assez divertissants pour qu'on en puisse dire: Repetita placent. Aussi, comme
Basile, elle a arrangé le proverbe à son usage, bien convaincue que dans sa
bouche, Repetita docent.
Les avantages que les fonctionnaires trouvent à émarger, c'est ce qu'on
voit. Le bien qui en résulte pour leurs fournisseurs, c'est ce qu'on voit
encore. Cela crève les yeux du corps.
Mais le désavantage que les contribuables éprouvent à se libérer, c'est ce
qu'on ne voit pas, et le dommage qui en résulte pour leurs fournisseurs,
c'est ce qu'on ne voit pas davantage, bien que cela dût sauter aux yeux de
l'esprit.
Quand un fonctionnaire dépense à son profit cent sous de plus, cela implique
qu'un contribuable dépense à son profit cent sous de moins. Mais la dépense
du fonctionnaire se voit, parce qu'elle se fait; tandis que celle du
contribuable ne se voit pas, parce que, hélas! on l'empêche de se faire.
Vous comparez la nation à une terre desséchée et l'impôt à une pluie
féconde. Soit. Mais vous devriez vous demander aussi où sont les sources de
cette pluie, et si ce n'est pas précisément l'impôt qui pompe l'humidité
du sol et le dessèche.
Vous devriez vous demander encore s'il est possible que le sol reçoive autant
de cette eau précieuse par la pluie qu'il en perd par l'évaporation?
Ce qu'il y a de très-positif, c'est que, quand Jacques Bonhomme compte cent
sous au percepteur, il ne reçoit rien en retour. Quand, ensuite, un
fonctionnaire dépensant ces cent sous, les rend à Jacques Bonhomme, c'est
contre une valeur égale en blé ou en travail. Le résultat définitif est
pour Jacques Bonhomme une perte de cinq francs.
Il est très-vrai que souvent, le plus souvent si l'on veut, le fonctionnaire
rend à Jacques Bonhomme un service équivalent. En ce cas, il n'y a pas perte
de part ni d'autre, il n'y a qu'échange. Aussi, mon argumentation ne
s'adresse-t-elle nullement aux fonctions utiles. Je dis ceci: si vous voulez
créer une fonction, prouvez son utilité. Démontrez qu'elle vaut à Jacques
Bonhomme, par les services qu'elle lui rend, l'équivalent de ce qu'elle lui
coûte. Mais, abstraction faite de cette utilité intrinsèque, n'invoquez pas
comme argument l'avantage qu'elle confère au fonctionnaire, à sa famille et
à ses fournisseurs; n'alléguez pas qu'elle favorise le travail.
Quand Jacques Bonhomme donne cent sous à un fonctionnaire contre un service
réellement utile, c'est exactement comme quand il donne cent sous à un
cordonnier contre une paire de souliers. Donnant donnant, partant quittes.
Mais, quand Jacques Bonhomme livre cent sous à un fonctionnaire pour n'en
recevoir aucun service ou même pour en recevoir des vexations, c'est comme
s'il les livrait à un voleur. Il ne sert de rien de dire que le fonctionnaire
dépensera ces cent sous au grand profit du travail national; autant en eût
fait le voleur; autant en ferait Jacques Bonhomme s'il n'eût rencontré sur
son chemin ni le parasite extra-légal ni le parasite légal.
Habituons-nous donc à ne pas juger des choses seulement par ce qu'on voit,
mais encore par ce qu'on ne voit pas.
L'an passé, j'étais du Comité des finances, car, sous la Constituante, les
membres de l'opposition n'étaient pas systématiquement exclus de toutes les
Commissions; en cela, la Constituante agissait sagement. Nous avons entendu M.
Thiers dire: « J'ai passé ma vie à combattre les hommes du parti
légitimiste et du parti prêtre. Depuis que le danger commun nous a
rapprochés, depuis que je les fréquente, que je les connais, que nous nous
parlons cœur à cœur, je me suis aperçu que ce ne sont pas les monstres que
je m'étais figurés. »
Oui, les défiances s'exagèrent, les haines s'exaltent entre les partis qui
ne se mêlent pas; et si la majorité laissait pénétrer dans le sein des
Commissions quelques membres de la minorité, peut-être reconnaîtrait-on, de
part et d'autre, que les idées ne sont pas aussi éloignées et surtout les
intentions aussi perverses qu'on le suppose.
Quoi qu'il en soit, l'an passé, j'étais du Comité des finances. Chaque fois
qu'un de nos collègues parlait de fixer à un chiffre modéré le traitement
du Président de la République, des ministres, des ambassadeurs, on lui
répondait:
« Pour le bien même du service, il faut entourer certaines fonctions
d'éclat et de dignité. C'est le moyen d'y appeler les hommes de mérite.
D'innombrables infortunes s'adressent au Président de la République, et ce
serait le placer dans une position pénible que de le forcer à toujours
refuser. Une certaine représentation dans les salons ministériels et
diplomatiques est un des rouages des gouvernements constitutionnels, etc.,
etc. »
Quoique de tels arguments puissent être controversés, ils méritent
certainement un sérieux examen. Ils sont fondés sur l'intérêt public, bien
ou mal apprécié; et, quant à moi, j'en fais plus de cas que beaucoup de nos
Catons, mus par un esprit étroit de lésinerie ou de jalousie.
Mais ce qui révolte ma conscience d'économiste, ce qui me fait rougir pour
la renommée intellectuelle de mon pays, c'est quand on en vient (ce à quoi
on ne manque jamais) à cette banalité absurde, et toujours favorablement
accueillie:
« D'ailleurs, le luxe des grands fonctionnaires encourage les arts,
l'industrie, le travail. Le chef de l'État et ses ministres ne peuvent donner
des festins et des soirées sans faire circuler la vie dans toutes les veines
du corps social. Réduire leurs traitements, c'est affamer l'industrie
parisienne et, par contre-coup, l'industrie nationale. »
De grâce, Messieurs, respectez au moins l'arithmétique et ne venez pas dire,
devant l'Assemblée nationale de France, de peur qu'à sa honte elle ne vous
approuve, qu'une addition donne une somme différente, selon qu'on la fait de
haut en bas ou de bas en haut.
Quoi! je vais m'arranger avec un terrassier pour qu'il fasse une rigole dans
mon champ, moyennant cent sous. Au moment de conclure, le percepteur me prend
mes cent sous et les fait passer au ministre de l'intérieur; mon marché est
rompu mais M. le ministre ajoutera un plat de plus à son dîner. Sur quoi,
vous osez affirmer que cette dépense officielle est un surcroît ajouté à
l'industrie nationale! Ne comprenez-vous pas qu'il n'y a là qu'un simple
déplacement de satisfaction et de travail? Un ministre a sa table mieux
garnie, c'est vrai; mais un agriculteur a un champ moins bien desséché, et
c'est tout aussi vrai. Un traiteur parisien a gagné cent sous, je vous
l'accorde; mais accordez-moi qu'un terrassier provincial a manqué de gagner
cinq francs. Tout ce qu'on peut dire, c'est que le plat officiel et le
traiteur satisfait, c'est ce qu'on voit; le champ noyé et le terrassier
désœuvré, c'est ce qu'on ne voit pas.
Bon Dieu! que de peine à prouver, en économie politique, que deux et deux
font quatre; et, si vous y parvenez, on s'écrie : « c'est si clair, que c'en
est ennuyeux. » — Puis on vote comme si vous n'aviez rien prouvé du tout.
IV. Théâtres, Beaux-Arts
L'État doit-il subventionner les arts?
Il y a certes beaucoup à dire Pour et Contre.
En faveur du système des subventions, on peut dire que les arts élargissent,
élèvent et poétisent l'âme d'une nation, qu'ils l'arrachent à des
préoccupations matérielles, lui donnent le sentiment du beau, et réagissent
ainsi favorablement sur ses manières, ses coutumes, ses mœurs et même sur
son industrie. On peut se demander où en serait la musique en France, sans le
Théâtre-Italien et le Conservatoire; l'art dramatique, sans le
Théâtre-Français; la peinture et la sculpture, sans nos collections et nos
musées. On peut aller plus loin et se demander si, sans la centralisation et
par conséquent la subvention des beaux-arts, ce goût exquis se serait
développé, qui est le noble apanage du travail français et impose ses
produits à l'univers entier. En présence de tels résultats, ne serait-ce
pas une haute imprudence que de renoncer à cette modique cotisation de tous
les citoyens qui, en définitive, réalise, au milieu de l'Europe, leur
supériorité et leur gloire?
À ces raisons et bien d'autres, dont je ne conteste pas la force, on peut en
opposer de non moins puissantes. Il y a d'abord, pourrait-on dire, une
question de justice distributive. Le droit du législateur va-t-il jusqu'à
ébrécher le salaire de l'artisan pour constituer un supplément de profits
à l'artiste? M. Lamartine disait: « Si vous supprimez la subvention d'un
théâtre, où vous arrêterez-vous dans cette voie, et ne serez-vous pas
logiquement entraînés à supprimer vos Facultés, vos Musées, vos
Instituts, vos Bibliothèques? » On pourrait répondre: « Si vous voulez
subventionner tout ce qui est bon et utile, où vous arrêterez-vous dans
cette voie, et ne serez-vous pas entraînés logiquement à constituer une
liste civile à l'agriculture, à l'industrie, au commerce, à la
bienfaisance, à l'instruction? » Ensuite, est-il certain que les subventions
favorisent le progrès de l'art? C'est une question qui est loin d'être
résolue, et nous voyons de nos yeux que les théâtres qui prospèrent sont
ceux qui vivent de leur propre vie. Enfin, s'élevant à des considérations
plus hautes, on peut faire observer que les besoins et les désirs naissent
les uns des autres et s'élèvent dans des régions de plus en plus épurées
[4], à mesure que la richesse publique permet de les satisfaire; que le
gouvernement n'a point à se mêler de cette correspondance, puisque, dans un
état donné de la fortune actuelle, il ne saurait stimuler, par l'impôt, les
industries de luxe sans froisser les industries de nécessité,
intervertissant ainsi la marche naturelle de la civilisation. On peut faire
observer que ces déplacements artificiels des besoins, des goûts, du travail
et de la population, placent les peuples dans une situation précaire et
dangereuse, qui n'a plus de base solide.
Voilà quelques-unes des raisons qu'allèguent les adversaires de
l'intervention de l'État, en ce qui concerne l'ordre dans lequel les citoyens
croient devoir satisfaire leurs besoins et leurs désirs, et par conséquent
diriger leur activité. Je suis de ceux, je l'avoue, qui pensent que le choix,
l'impulsion doit venir d'en bas, non d'en haut, des citoyens, non du
législateur; et la doctrine contraire me semble conduire à l'anéantissement
de la liberté et de la dignité humaines.
Mais, par une déduction aussi fausse qu'injuste, sait-on de quoi on accuse
les économistes? c'est, quand nous repoussons la subvention, de repousser la
chose même qu'il s'agit de subventionner, et d'être les ennemis de tous les
genres d'activité, parce que nous voulons que ces activités, d'une part
soient libres, et de l'autre cherchent en elles-mêmes leur propre
récompense. Ainsi, demandons-nous que l'État n'intervienne pas, par
l'impôt, dans les matières religieuses? nous sommes des athées.
Demandons-nous que l'État n'intervienne pas, par l'impôt, dans l'éducation?
nous haïssons les lumières. Disons-nous que l'État ne doit pas donner, par
l'impôt, une valeur factice au sol, à tel ordre d'industrie? nous sommes les
ennemis de la propriété et du travail. Pensons-nous que l'État ne doit pas
subventionner les artistes? nous sommes des barbares qui jugeons les arts
inutiles.
Je proteste ici de toutes mes forces contre ces déductions.
Loin que nous entretenions l'absurde pensée d'anéantir la religion,
l'éducation, la propriété, le travail et les arts quand nous demandons que
l'État protège le libre développement de tous ces ordres d'activité
humaine, sans les soudoyer aux dépens les uns des autres, nous croyons au
contraire que toutes ces forces vives de la société se développeraient
harmonieusement sous l'influence de la liberté, qu'aucune d'elles ne
deviendrait, comme nous le voyons aujourd'hui, une source de troubles, d'abus,
de tyrannie et de désordre.
Nos adversaires croient qu'une activité qui n'est ni soudoyée ni
réglementée est une activité anéantie. Nous croyons le contraire. Leur foi
est dans le législateur, non dans l'humanité. La nôtre est dans
l'humanité, non dans le législateur.
Ainsi, M. Lamartine disait: « Au nom de ce principe, il faut abolir les
expositions publiques qui font l'honneur et la richesse de ce pays. »
Je réponds à M. Lamartine: « À votre point de vue, ne pas subventionner
c'est abolir, parce que, partant de cette donnée que rien n'existe que par la
volonté de l'État, vous en concluez que rien ne vit que ce que l'impôt fait
vivre. Mais je retourne contre vous l'exemple que vous avez choisi, et je vous
fait observer que la plus grande, la plus noble des expositions, celle qui est
conçue dans la pensée la plus libérale, la plus universelle, et je puis
même me servir du mot humanitaire, qui n'est pas ici exagéré, c'est
l'exposition qui se prépare à Londres, la seule dont aucun gouvernement ne
se mêle et qu'aucun impôt ne soudoie. »
Revenant aux beaux-arts, on peut, je le répète, alléguer pour et contre le
système des subventions des raisons puissantes. Le lecteur comprend que,
d'après l'objet spécial de cet écrit, je n'ai ni à exposer ces raisons, ni
à décider entre elles.
Mais M. Lamartine a mis en avant un argument que je ne puis passer sous
silence, car il rentre dans le cercle très précis de cette étude
économique.
Il a dit:
La question économique, en matière de théâtres, se résume en un seul mot:
c'est du travail. Peu importe la nature de ce travail, c'est un travail aussi
fécond, aussi productif que toute autre nature de travaux dans une nation.
Les théâtres, vous le savez, ne nourrissent pas moins, ne salarient pas
moins, en France, de quatre-vingt mille ouvriers de toute nature, peintres,
maçons, décorateurs, costumiers, architectes, etc., qui sont la vie même et
le mouvement de plusieurs quartiers de cette capitale, et, à ce titre, ils
doivent obtenir vos sympathies!
Vos sympathies! — traduisez: vos subventions.
Et plus loin:
Les plaisirs de Paris sont le travail et la consommation des départements, et
les luxes du riche sont le salaire et le pain de deux cent mille ouvriers de
toute espèce, vivant de l'industrie si multiple des théâtres sur la surface
de la République, et recevant de ces plaisirs nobles, qui illustrent la
France, l'aliment de leur vie et le nécessaire de leurs familles et de leurs
enfants. C'est à eux que vous donnerez ces 60 000 fr. (Très bien! très
bien! marques nombreuses d'approbation.)
Pour moi, je suis forcé de dire: très mal! très mal! en restreignant, bien
entendu, la portée de ce jugement à l'argument économique dont il est ici
question.
Oui, c'est aux ouvriers des théâtres qu'iront, du moins en partie, les 60
000 fr. dont il s'agit. Quelques bribes pourront bien s'égarer en chemin.
Même, si l'on scrutait la chose de près, peut-être découvrirait-on que le
gâteau prendra une autre route; heureux les ouvriers s'il leur reste quelques
miettes! Mais je veux bien admettre que la subvention entière ira aux
peintres, décorateurs, costumiers, coiffeurs, etc. C'est ce qu'on voit.
Mais d'où vient-elle? Voilà le revers de la question, tout aussi important
à examiner que la face. Où est la source de ces 60 000 fr.? Et où
iraient-ils, si un vote législatif ne les dirigeait d'abord vers la rue
Rivoli et de là vers la rue Grenelle? C'est ce qu'on ne voit pas.
Assurément nul n'osera soutenir que le vote législatif a fait éclore cette
somme dans l'urne du scrutin; qu'elle est une pure addition faite à la
richesse nationale; que, sans ce vote miraculeux, ces soixante mille francs
eussent été à jamais invisibles et impalpables. Il faut bien admettre que
tout ce qu'a pu faire la majorité, c'est de décider qu'ils seraient pris
quelque part pour être envoyés quelque part, et qu'ils ne recevraient une
destination que parce qu'ils seraient détournés d'une autre.
La chose étant ainsi, il est clair que le contribuable qui aura été taxé
à un franc, n'aura plus ce franc à sa disposition. Il est clair qu'il sera
privé d'une satisfaction dans la mesure d'un franc, et que l'ouvrier, quel
qu'il soit, qui la lui aurait procurée, sera privé de salaire dans la même
mesure.
Ne nous faisons donc pas cette puérile illusion de croire que le vote du 16
mai ajoute quoi que ce soit au bien-être et au travail national. Il déplace
les jouissances, il déplace les salaires, voilà tout.
Dira-t-on qu'à un genre de satisfaction et à un genre de travail, il
substitue des satisfactions et des travaux plus urgents, plus moraux, plus
raisonnables? Je pourrais lutter sur ce terrain. Je pourrais dire: En
arrachant 60 000 fr. aux contribuables, vous diminuez les salaires des
laboureurs, terrassiers, charpentiers, forgerons, et vous augmentez d'autant
les salaires des chanteurs, coiffeurs, décorateurs et costumiers. Rien ne
prouve que cette dernière classe soit plus intéressante que l'autre. M.
Lamartine ne l'allègue pas. Il dit lui-même que le travail des théâtres
est aussi fécond, aussi productif (et non plus) que tout autre, ce qui
pourrait encore être contesté; car la meilleure preuve que le second n'est
pas aussi fécond que le premier, c'est que celui-ci est appelé à soudoyer
celui-là.
Mais cette comparaison entre la valeur et le mérite intrinsèque des diverses
natures de travaux n'entre pas dans mon sujet actuel. Tout ce que j'ai à
faire ici, c'est de montrer que si M. Lamartine et les personnes qui ont
applaudi à son argumentation ont vu, de l'œil gauche, les salaires gagnés
par les fournisseurs des comédiens, ils auraient dû voir, de l'œil droit,
les salaires perdus pour les fournisseurs des contribuables; faute de quoi,
ils se sont exposés au ridicule de prendre un déplacement pour un gain.
S'ils étaient conséquents à leur doctrine, ils demanderaient des
subventions à l'infini; car ce qui est vrai d'un franc et de 60 000 fr., est
vrai, dans des circonstances identiques, d'un milliard de francs.
Quand il s'agit d'impôts, messieurs, prouvez-en l'utilité par des raisons
tirées du fond, mais non point par cette malencontreuse assertion: « Les
dépenses publiques font vivre la classe ouvrière. » Elle a le tort de
dissimuler un fait essentiel, à savoir que les dépenses publiques se
substituent toujours à des dépenses privées, et que, par conséquent, elles
font bien vivre un ouvrier au lieu d'un autre, mais n'ajoutent rien au lot de
la classe ouvrière prise en masse. Votre argumentation est fort de mode, mais
elle est trop absurde pour que la raison n'en ait pas raison.
V. Travaux publics
Qu'une nation, après s'être assurée qu'une grande entreprise doit profiter
à la communauté, la fasse exécuter sur le produit d'une cotisation commune,
rien de plus naturel. Mais la patience m'échappe, je l'avoue, quand j'entends
alléguer à l'appui d'une telle résolution cette bévue économique: «
C'est d'ailleurs le moyen de créer du travail pour les ouvriers. »
L'État ouvre un chemin, bâtit un palais, redresse une rue, perce un canal;
par là, il donne du travail à certains ouvriers, c'est ce qu'on voit; mais
il prive de travail certains autres ouvriers, c'est ce qu'on ne voit pas.
Voilà la route en cours d'exécution. Mille ouvriers arrivent tous les
matins, se retirent tous les soirs, emportent leur salaire, cela est certain.
Si la route n'eût pas été décrétée, si les fonds n'eussent pas été
votés, ces braves gens n'eussent rencontré là ni ce travail ni ce salaire;
cela est certain encore.
Mais est-ce tout? L'opération, dans son ensemble, n'embrasse-t-elle pas autre
chose? Au moment où M. Dupin prononce les paroles sacramentelles: «
L'Assemblée a adopté », les millions descendent-ils miraculeusement sur un
rayon de la lune dans les coffres de MM. Fould et Bineau? Pour que
l'évolution, comme on dit, soit complète, ne faut-il pas que l'État
organise la recette aussi bien que la dépense? qu'il mette ses percepteurs en
campagne et ses contribuables à contribution?
Étudiez donc la question dans ses deux éléments. Tout en constatant la
destination que l'État donne aux millions votés, ne négligez pas de
constater aussi la destination que les contribuables auraient donnée — et
ne peuvent plus donner — à ces mêmes millions. Alors, vous comprendrez
qu'une entreprise publique est une médaille à deux revers. Sur l'une figure
un ouvrier occupé, avec cette devise: Ce qu'on voit; sur l'autre, un ouvrier
inoccupé, avec cette devise: Ce qu'on ne voit pas.
Le sophisme que je combats dans cet écrit est d'autant plus dangereux,
appliqué aux travaux publics, qu'il sert à justifier les entreprises et les
prodigalités les plus folles. Quand un chemin de fer ou un pont ont une
utilité réelle, il suffit d'invoquer cette utilité. Mais si on ne le peut,
que fait-on? On a recours à cette mystification: « Il faut procurer de
l'ouvrage aux ouvriers. »
Cela dit, on ordonne de faire et de défaire les terrasses du Champ de Mars.
Le grand Napoléon, on le sait, croyait faire œuvre philanthropique en
faisant creuser et combler des fossés. Il disait aussi: « Qu'importe le
résultat? Il ne faut voir que la richesse répandue parmi les classes
laborieuses. »
Allons au fond des choses. L'argent nous fait illusion. Demander le concours,
sous forme d'argent, de tous les citoyens à une œuvre commune, c'est en
réalité leur demander un concours en nature; car chacun d'eux se procure,
par le travail, la somme à laquelle il est taxé. Or, que l'on réunisse tous
les citoyens pour leur faire exécuter, par prestation, une œuvre utile à
tous, cela pourrait se comprendre; leur récompense serait dans les résultats
de l'œuvre elle-même. Mais qu'après les avoir convoqués, on les
assujettisse à faire des routes où nul ne passera, des palais que nul
n'habitera, et cela, sous prétexte de leur procurer du travail: voilà qui
serait absurde et ils seraient, certes, fondés à objecter: de ce travail-là
nous n'avons que faire; nous aimons mieux travailler pour notre propre compte.
Le procédé qui consiste à faire concourir les citoyens en argent et non en
travail ne change rien à ces résultats généraux. Seulement, par ce dernier
procédé, la perte se répartirait sur tout le monde. Par le premier, ceux
que l'État occupe échappent à leur part de perte, en l'ajoutant à celle
que leurs compatriotes ont déjà à subir.
Il y a un article de la Constitution qui porte:
« La société favorise et encourage le développement du travail... par
l'établissement par l'État, les départements et les communes, de travaux
publics propres à employer les bras inoccupés. »
Comme mesure temporaire, dans un temps de crise, pendant un hiver rigoureux,
cette intervention du contribuable peut avoir de bons effets. Elle agit dans
le même sens que les assurances. Elle n'ajoute rien au travail ni au salaire,
mais elle prend du travail et des salaires sur les temps ordinaires pour en
doter, avec perte il est vrai, des époques difficiles.
Comme mesure permanente, générale, systématique, ce n'est autre chose
qu'une mystification ruineuse, une impossibilité, une contradiction qui
montre un peu de travail stimulé qu'on voit, et cache beaucoup de travail
empêché qu'on ne voit pas.
VI. Les Intermédiaires
La société est l'ensemble des services que les hommes se rendent forcément
ou volontairement les uns aux autres, c'est-à-dire des services publics et
des services privés.
Les premiers, imposés et réglementés par la loi, qu'il n'est pas toujours
aisé de changer quand il le faudrait, peuvent survivre longtemps, avec elle,
à leur propre utilité, et conserver encore le nom de services publics, même
quand ils ne sont plus des services du tout, même quand ils ne sont plus que
de publiques vexations. Les seconds sont du domaine de la volonté, de la
responsabilité individuelle. Chacun en rend et en reçoit ce qu'il veut, ce
qu'il peut, après débat contradictoire. Ils ont toujours pour eux la
présomption d'utilité réelle, exactement mesurée par leur valeur
comparative.
C'est pourquoi ceux-là sont si souvent frappés d'immobilisme, tandis que
ceux-ci obéissent à la loi du progrès.
Pendant que le développement exagéré des services publics, par la
déperdition de forces qu'il entraîne, tend à constituer au sein de la
société un funeste parasitisme, il est assez singulier que plusieurs sectes
modernes, attribuant ce caractère aux services libres et privés, cherchent
à transformer les professions en fonctions.
Ces sectes s'élèvent avec force contre ce qu'elles nomment les
intermédiaires. Elles supprimeraient volontiers le capitaliste, le banquier,
le spéculateur, l'entrepreneur, le marchand et le négociant, les accusant de
s'interposer entre la production et la consommation pour les rançonner toutes
deux, sans leur rendre aucune valeur. — Ou plutôt elles voudraient
transférer à l'État l'œuvre qu'ils accomplissent, car cette œuvre ne
saurait être supprimée.
Le sophisme des socialistes sur ce point consiste à montrer au public ce
qu'il paye aux intermédiaires en échange de leurs services, et à lui cacher
ce qu'il faudrait payer à l'État. C'est toujours la lutte entre ce qui
frappe les yeux et ce qui ne se montre qu'à l'esprit, entre ce qu'on voit et
ce qu'on ne voit pas.
Ce fut surtout en 1847 et à l'occasion de la disette que les écoles
socialistes cherchèrent et réussirent à populariser leur funeste théorie.
Elles savaient bien que la plus absurde propagande a toujours quelques chances
auprès des hommes qui souffrent; malesuada fames.
Donc, à l'aide des grands mots: Exploitation de l'homme par l'homme,
spéculation sur la faim, accaparement, elles se mirent à dénigrer le
commerce et à jeter un voile sur ses bienfaits.
« Pourquoi, disaient-elles, laisser aux négociants le soin de faire venir
des subsistances des États-Unis et de la Crimée? Pourquoi l'État, les
départements, les communes n'organisent-ils pas un service
d'approvisionnement et des magasins de réserve? Ils vendraient au prix de
revient, et le peuple, le pauvre peuple serait affranchi du tribut qu'il paye
au commerce libre, c'est-à-dire égoïste, individualiste et anarchique. »
Le tribut que le peuple paye au commerce, c'est ce qu'on voit. Le tribut que
le peuple payerait à l'État ou à ses agents, dans le système socialiste,
c'est ce qu'on ne voit pas. En quoi consiste ce prétendu tribut que le peuple
paye au commerce? En ceci: que deux hommes se rendent réciproquement service,
en toute liberté, sous la pression de la concurrence et à prix débattu.
Quand l'estomac qui a faim est à Paris et que le blé qui peut le satisfaire
est à Odessa, la souffrance ne peut cesser que le blé ne se rapproche de
l'estomac. Il y a trois moyens pour que ce rapprochement s'opère: 1° Les
hommes affamés peuvent aller eux-mêmes chercher le blé; 2° ils peuvent
s'en remettre à ceux qui font ce métier; 3° ils peuvent se cotiser et
charger des fonctionnaires publics de l'opération.
De ces trois moyens, quel est le plus avantageux?
En tout temps, en tout pays, et d'autant plus qu'ils sont plus libres, plus
éclairés, plus expérimentés, les hommes ayant volontairement choisi le
second, j'avoue que cela suffit pour mettre, à mes yeux, la présomption de
ce côté. Mon esprit se refuse à admettre que l'humanité en masse se trompe
sur un point qui la touche de si près [5].
Examinons cependant.
Que trente-six millions de citoyens partent pour aller chercher à Odessa le
blé dont ils ont besoin, cela est évidemment inexécutable. Le premier moyen
ne vaut rien. Les consommateurs ne peuvent agir par eux-mêmes, force leur est
d'avoir recours à des intermédiaires, fonctionnaires ou négociants.
Remarquons cependant que ce premier moyen serait le plus naturel. Au fond,
c'est à celui qui a faim d'aller chercher son blé. C'est une peine qui le
regarde; c'est un service qu'il se doit à lui-même. Si un autre, à quelque
titre que ce soit, lui rend ce service et prend cette peine pour lui, cet
autre a droit à une compensation. Ce que je dis ici, c'est pour constater que
les services des intermédiaires portent en eux le principe de la
rémunération. Quoi qu'il en soit, puisqu'il faut recourir à ce que les
socialistes nomment un parasite, quel est, du négociant ou du fonctionnaire,
le parasite le moins exigeant?
Le commerce (je le suppose libre, sans quoi comment pourrais-je raisonner?) le
commerce, dis-je, est porté, par intérêt, à étudier les saisons, à
constater jour par jour l'état des récoltes, à recevoir des informations de
tous les points du globe, à prévoir les besoins, à se précautionner
d'avance. Il a des navires tout prêts, des correspondants partout, et son
intérêt immédiat est d'acheter au meilleur marché possible, d'économiser
sur tous les détails de l'opération, et d'atteindre les plus grands
résultats avec les moindres efforts. Ce ne sont pas seulement les négociants
français, mais les négociants du monde entier qui s'occupent de
l'approvisionnement de la France pour le jour du besoin; et si l'intérêt les
porte invinciblement à remplir leur tâche aux moindres frais, la concurrence
qu'ils se font entre eux les porte non moins invinciblement à faire profiter
les consommateurs de toutes les économies réalisées. Le blé arrivé, le
commerce a intérêt à le vendre au plus tôt pour éteindre ses risques, à
réaliser ses fonds et recommencer s'il y a lieu. Dirigé par la comparaison
des prix, il distribue les aliments sur toute la surface du pays, en
commençant toujours par le point le plus cher, c'est-à-dire où le besoin se
fait le plus sentir. Il n'est donc pas possible d'imaginer une organisation
mieux calculée dans l'intérêt de ceux qui ont faim, et la beauté de cette
organisation, inaperçue des socialistes, résulte précisément de ce qu'elle
est libre. — À la vérité, le consommateur est obligé de rembourser au
commerce ses frais de transports, de transbordements, de magasinage, de
commission, etc.; mais dans quel système ne faut-il pas que celui qui mange
le blé rembourse les frais qu'il faut faire pour qu'il soit à sa portée? Il
y a de plus à payer la rémunération du service rendu; mais, quant à sa
quotité, elle est réduite au minimum possible par la concurrence; et, quant
à sa justice, il serait étrange que les artisans de Paris ne travaillassent
pas pour les négociants de Marseille, quand les négociants de Marseille
travaillent pour les artisans de Paris.
Que, selon l'invention socialiste, l'État se substitue au commerce,
qu'arrivera-t-il? Je prie qu'on me signale où sera, pour le public,
l'économie. Sera-t-elle dans le prix d'achat? Mais qu'on se figure les
délégués de quarante-mille communes arrivant à Odessa à un jour donné et
au jour du besoin; qu'on se figure l'effet sur les prix. Sera-t-elle dans les
frais? Mais faudra-t-il moins de navires, moins de marins, moins de
transbordements, moins de magasinages, ou sera-t-on dispensé de payer toutes
ces choses? Sera-t-elle dans le profit des négociants? Mais est-ce que vos
délégués fonctionnaires iront pour rien à Odessa? Est-ce qu'ils voyageront
et travailleront sur le principe de la fraternité? Ne faudra-t-il pas qu'ils
vivent? ne faudra-t-il pas que leur temps soit payé? Et croyez-vous que cela
ne dépassera pas mille fois les deux ou trois pour cent que gagne le
négociant, taux auquel il est prêt à souscrire?
Et puis, songez à la difficulté de lever tant d'impôts, de répartir tant
d'aliments. Songez aux injustices, aux abus inséparables d'une telle
entreprise. Songez à la responsabilité qui pèserait sur le gouvernement.
Les socialistes qui ont inventé ces folies, et qui, aux jours de malheur, les
soufflent dans l'esprit des masses, se décernent libéralement le titre
d'hommes avancés, et ce n'est pas sans quelque danger que l'usage, ce tyran
des langues, ratifie le mot et le jugement qu'il implique. Avancés! ceci
suppose que ces messieurs ont la vue plus longue que le vulgaire; que leur
seul tort est d'être trop en avant du siècle; et que si le temps n'est pas
encore venu de supprimer certains services libres, prétendus parasites, la
faute en est au public qui est en arrière du socialisme. En mon âme et
conscience, c'est le contraire qui est vrai, et je ne sais à quel siècle
barbare il faudrait remonter pour trouver, sur ce point, le niveau des
connaissances socialistes.
Les sectaires modernes opposent sans cesse l'association à la société
actuelle. Ils ne prennent pas garde que la société, sous un régime libre,
est une association véritable, bien supérieure à toutes celles qui sortent
de leur féconde imagination.
Élucidons ceci par un exemple:
Pour qu'un homme puisse, en se levant, revêtir un habit, il faut qu'une terre
ait été close, défrichée, desséchée, labourée, ensemencée d'une
certaine sorte de végétaux; il faut que des troupeaux s'en soient nourris,
qu'ils aient donné leur laine, que cette laine ait été filée, tissée,
teinte et convertie en drap; que ce drap ait été coupé, cousu, façonné en
vêtement. Et cette série d'opérations en implique une foule d'autres; car
elle suppose l'emploi d'instruments aratoires, de bergeries, d'usines, de
houille, de machines, de voitures, etc.
Si la société n'était pas une association très-réelle, celui qui veut un
habit serait réduit à travailler dans l'isolement, c'est-à-dire à
accomplir lui-même les actes innombrables de cette série, depuis le premier
coup de pioche qui le commence jusqu'au dernier coup d'aiguille qui le
termine.
Mais, grâce à la sociabilité qui est le caractère distinctif de notre
espèce, ces opérations se sont distribuées entre une multitude de
travailleurs, et elles subdivisent de plus en plus pour le bien commun, à
mesure que, la consommation devenant plus active, un acte spécial peut
alimenter une industrie nouvelle. Vient ensuite la répartition du produit,
qui s'opère suivant le contingent de valeur que chacun a apporté à l'œuvre
totale. Si ce n'est pas là de l'association, je demande ce que c'est.
Remarquez qu'aucun des travailleurs n'ayant tiré du néant la moindre
particule de matière, ils se sont bornés à se rendre des services
réciproques, à s'entr'aider dans un but commun, et que tous peuvent être
considérés, les uns à l'égard des autres, comme des intermédiaires. Si,
par exemple, dans le cours de l'opération, le transport devient assez
important pour occuper une personne, le filage une seconde, le tissage une
troisième, pourquoi la première serait-elle regardée comme plus parasite
que les deux autres? Ne faut-il pas que le transport se fasse? Celui qui le
fait n'y consacre-t-il pas du temps et de la peine? n'en épargne-t-il pas à
ses associés? Ceux-ci font-ils plus ou autre chose que lui? Ne sont-ils pas
tous également soumis pour la rémunération, c'est-à-dire pour le partage
du produit, à la loi du prix débattu? N'est-ce pas, en toute liberté, pour
le bien commun, que cette séparation de travaux s'opère et que ces
arrangements sont pris? Qu'avons-nous donc besoin qu'un socialiste, sous
prétexte d'organisation, vienne despotiquement détruire nos arrangements
volontaires, arrêter la division du travail, substituer les efforts isolés
aux efforts associés et faire reculer la civilisation?
L'association, telle que je la décris ici, en est-elle moins association,
parce que chacun y entre et sort librement, y choisit sa place, juge et
stipule pour lui-même sous sa responsabilité, et y apporte le ressort et la
garantie de l'intérêt personnel? Pour qu'elle mérite ce nom, est-il
nécessaire qu'un prétendu réformateur vienne nous imposer sa formule et sa
volonté et concentrer, pour ainsi dire, l'humanité en lui-même?
Plus on examine ces écoles avancées, plus on reste convaincu qu'il n'y a
qu'une chose au fond: l'ignorance se proclamant infaillible et réclamant le
despotisme au nom de cette infaillibilité.
Que le lecteur veuille bien excuser cette digression. Elle n'est peut-être
pas inutile au moment où, échappées des livres saint-simoniens,
phalanstériens et icariens, les déclamations contre les Intermédiaires
envahissent le journalisme et la tribune, et menacent sérieusement la
liberté du travail et des transactions.
VII. Restriction
M. Prohibant (ce n'est pas moi qui l'ai nommé, c'est M. Charles Dupin, qui
depuis... mais alors...), M. Prohibant consacrait son temps et ses capitaux à
convertir en fer le minerai de ses terres. Comme la nature avait été plus
prodigue envers les Belges, ils donnaient le fer aux Français à meilleur
marché que M. Prohibant, ce qui signifie que tous les Français, ou la
France, pouvaient obtenir une quantité donnée de fer avec moins de travail,
en l'achetant aux honnêtes Flamands. Aussi, guidés par leur intérêt, ils
n'y faisaient faute, et tous les jours on voyait une multitude de cloutiers,
forgerons, charrons, mécaniciens, maréchaux-ferrants et laboureurs, aller
par eux-mêmes, ou par des intermédiaires, se pourvoir en Belgique. Cela
déplut fort à M. Prohibant. D'abord l'idée lui vint d'arrêter cet abus par
ses propres forces. C'était bien le moins, puisque lui seul en souffrait. Je
prendrai ma carabine, se dit-il, je mettrai quatre pistolets à ma ceinture,
je garnirai ma giberne, je ceindrai ma flamberge, et je me porterai, ainsi
équipé à la frontière. Là, le premier forgeron, cloutier, maréchal,
mécanicien ou serrurier qui se présente, pour faire ses affaires et non les
miennes, je le tue, pour lui apprendre à vivre.
Au moment de partir, M. Prohibant fit quelques réflexions qui tempérèrent
un peu son ardeur belliqueuse. Il se dit: il n'est pas absolument impossible
que les acheteur de fer, mes compatriotes et ennemis, ne prennent mal la
chose, et qu'au lieu de se laisser tuer, ils ne me tuent moi-même. Ensuite,
même en faisant marcher tous mes domestiques, nous ne pourrons garder tous
les passages. Enfin le procédé me coûtera fort cher, plus cher que ne vaut
le résultat.
M. Prohibant allait tristement se résigner à n'être que libre comme tout le
monde, quand un trait de lumière vint illuminer son cerveau. Il se rappela
qu'il y a à Paris une grande fabrique de lois. Qu'est-ce qu'une loi? se
dit-il. C'est une mesure à laquelle, une fois décrétée, bonne ou mauvaise,
chacun est tenu de se conformer. Pour l'exécution d'icelle, on organise une
force publique, et, pour constituer ladite force publique, on puise dans la
nation des hommes et de l'argent.
Si donc j'obtenais qu'il sortît de la grande fabrique parisienne une toute
petite loi portant: « Le fer belge est prohibé, » j'atteindrais les
résultats suivants: le gouvernement ferait remplacer les quelques valets que
je voulais envoyer à la frontière par vingt mille fils de mes forgerons,
serruriers, cloutiers, maréchaux, artisans, mécaniciens et laboureurs
récalcitrants. Puis, pour tenir en bonne disposition de joie et de santé ces
vingt mille douaniers, il leur distribuerait vingt-cinq millions de francs
pris à ces mêmes forgerons, cloutiers, artisans et laboureurs. La garde en
serait mieux faite; elle ne me coûterait rien, je ne serais pas exposé à la
brutalité des brocanteurs, je vendrais le fer à mon prix, et je jouirais de
la douce récréation de voir notre grand peuple honteusement mystifié. Cela
lui apprendrait à se proclamer sans cesse le précurseur et le promoteur de
tout progrès en Europe. Oh! le trait serait piquant et vaut la peine d'être
tenté.
Donc, M. Prohibant se rendit à la fabrique de lois. — Une autre fois
peut-être je raconterai l'histoire de ses sourdes menées; aujourd'hui je ne
veux parler que de ses démarches ostensibles. — Il fit valoir auprès de
MM. les législateurs cette considération:
« Le fer belge se vend en France à dix francs, ce qui me force de vendre le
mien au même prix. J'aimerais mieux le vendre à quinze et ne le puis, à
cause de ce fer belge, que Dieu maudisse. Fabriquez une loi qui dise: — Le
fer belge n'entrera plus en France. — Aussitôt j'élève mon prix de cinq
francs, et voici les conséquences: »
« Pour chaque quintal de fer que je livrerai au public, au lieu de recevoir
dix francs, j'en toucherai quinze, je m'enrichirai plus vite, je donnerai plus
d'étendue à mon exploitation, j'occuperai plus d'ouvriers. Mes ouvriers et
moi ferons plus de dépense, au grand avantage de nos fournisseurs à
plusieurs lieues à la ronde. Ceux-ci, ayant plus de débouchés, feront plus
de commandes à l'industrie et, de proche en proche, l'activité gagnera tout
le pays. Cette bienheureuse pièce de cent sous, que vous ferez tomber dans
mon coffre-fort, comme une pierre qu'on jette dans un lac, fera rayonner au
loin un nombre infini de cercles concentriques. »
Charmés de ce discours, enchantés d'apprendre qu'il est si aisé d'augmenter
législativement la fortune d'un peuple, les fabricants de lois votèrent la
Restriction. Que parle-t-on de travail et d'économie? disaient-ils. À quoi
bon ces pénibles moyens d'augmenter la richesse nationale, puisqu'un Décret
y suffit?
Et en effet, la loi eut toutes les conséquences annoncées par M. Prohibant;
seulement elle en eut d'autres aussi, car, rendons-lui justice, il n'avait pas
fait un raisonnement faux, mais un raisonnement incomplet. En réclamant un
privilège, il avait signalé les effets qu'on voit, laissant dans l'ombre
ceux qu'on ne voit pas. Il n'avait montré que deux personnages, quand il y en
a trois en scène. C'est à nous de réparer cette oubli involontaire ou
prémédité.
Oui, l'écu détourné ainsi législativement vers le coffre-fort de M.
Prohibant, constitue un avantage pour lui et pour ceux dont il doit encourager
le travail. — Et si le décret avait fait descendre cet écu de la lune, ces
bons effets ne seraient contrebalancés par aucuns mauvais effets
compensateurs. Malheureusement, ce n'est pas de la lune que sort la
mystérieuse pièce de cent sous, mais bien de la poche d'un forgeron,
cloutier, charron, maréchal, laboureur, constructeur, en un mot, de Jacques
Bonhomme, qui la donne aujourd'hui, sans recevoir un milligramme de fer de
plus que du temps où il le payait dix francs. Au premier coup d'œil, on doit
bien s'apercevoir que ceci change bien la question, car, bien évidemment, le
Profit de M. Prohibant est compensé par la Perte de Jacques Bonhomme, et tout
ce que M. Prohibant pourra faire de cet écu pour l'encouragement du travail
national, Jacques Bonhomme l'eût fait de même. La pierre n'est jetée sur un
point du lac que parce qu'elle a été législativement empêchée d'être
jetée sur un autre.
Donc, ce qu'on ne voit pas compense ce qu'on voit, et jusqu'ici il reste, pour
résidu de l'opération, une injustice, et, chose déplorable! une injustice
perpétrée par la loi.
Ce n'est pas tout. J'ai dit qu'on laissait toujours dans l'ombre un troisième
personnage. Il faut que je le fasse ici paraître afin qu'il nous révèle une
seconde perte de cinq francs. Alors nous aurons le résultat de l'évolution
tout entière.
Jacques Bonhomme est possesseur de 15 fr., fruit de ses sueurs. Nous sommes
encore au temps où il est libre. Que fait-il de ses 15 fr.? Il achète un
article de mode pour 10 fr., et c'est avec cet article de mode qu'il paye (ou
que l'Intermédiaire paye pour lui) le quintal de fer belge. Il reste encore
à Jacques Bonhomme 5 fr. Il ne les jette pas dans la rivière, mais (et c'est
ce qu'on ne voit pas) il les donne à un industriel quelconque en échange
d'une jouissance quelconque, par exemple à un libraire contre le discours sur
l'Histoire universelle de Bossuet.
Ainsi, en ce qui concerne le travail national, il est encouragé dans la
mesure de 15 fr., savoir:
10 fr. qui vont à l'article Paris;
5 fr. qui vont à la librairie.
Et quant à Jacques Bonhomme, il obtient pour ses 15 fr., deux objets de
satisfaction, savoir:
1° Un quintal de fer;
2° Un livre.
Survient le décret.
Que devient la condition de Jacques Bonhomme? Que devient celle du travail
national?
Jacques Bonhomme livrant ses 15 fr. jusqu'au dernier centime à M. Prohibant,
contre un quintal de fer, n'a plus que la jouissance de ce quintal de fer. Il
perd la jouissance d'un livre ou de tout autre objet équivalent. Il perd 5
francs. On en convient; on ne peut pas ne pas en convenir; on ne peut pas ne
pas convenir que, lorsque la restriction hausse le prix des choses, le
consommateur perd la différence.
Mais, dit-on, le travail national la gagne.
Non, il ne la gagne pas; car, depuis le décret, il n'est encouragé que comme
il l'était avant, dans la mesure de 15 fr.
Seulement, depuis le décret, les 15 fr. de Jacques Bonhomme vont à la
métallurgie, tandis qu'avant le décret ils se partageaient entre l'article
de modes et la librairie.
La violence qu'exerce par lui-même M. Prohibant à la frontière ou celle
qu'il y fait exercer par la loi peuvent être jugées fort différemment, au
point de vue moral. Il y a des gens qui pensent que la spoliation perd toute
son immoralité pourvu qu'elle soit légale. Quant à moi, je ne saurais
imaginer une circonstance plus aggravante. Quoi qu'il en soit, ce qui est
certain, c'est que les résultats économiques sont les mêmes.
Tenez la chose comme vous voudrez, mais ayez l'œil sagace et vous verrez
qu'il ne sort rien de bon de la spoliation légale et illégale. Nous ne nions
pas qu'il n'en sorte pour M. Prohibant ou son industrie, ou si l'on veut pour
le travail national, un profit de 5 fr. Mais nous affirmons qu'il en sort
aussi deux pertes, l'une pour Jacques Bonhomme qui paye 15 fr. ce qu'il avait
pour 10; l'autre pour le travail national qui ne reçoit plus la différence.
Choisissez celle de ces deux pertes avec laquelle il vous plaise de compenser
le profit que nous avouons. L'autre n'en constituera pas moins une perte
sèche.
Moralité: Violenter n'est pas produire, c'est détruire. Oh! si violenter
c'était produire, notre France serait plus riche qu'elle n'est.
VIII. Les Machines
« Malédiction sur les machines! chaque année leur puissance progressive
voue au Paupérisme des millions d'ouvriers en leur enlevant le travail, avec
le travail le salaire, avec le salaire le Pain! Malédiction sur les machines!
»
Voilà le cri qui s'élève du Préjugé vulgaire et dont l'écho retentit
dans les journaux.
Mais maudire les machines, c'est maudire l'esprit humain!
Ce qui me confond, c'est qu'il puisse se rencontrer un homme qui se sente à
l'aise dans une telle doctrine [6].
Car enfin, si elle est vraie, quelle en est la conséquence rigoureuse? C'est
qu'il n'y a d'activité, de bien-être, de richesses, de bonheur possibles que
pour les peuples stupides, frappés d'immobilisme mental, à qui Dieu n'a pas
fait le don funeste de penser, d'observer, de combiner, d'inventer, d'obtenir
de plus grands résultats avec de moindres moyens. Au contraire, les haillons,
les huttes ignobles, la pauvreté, l'inanition sont l'inévitable partage de
toute nation qui cherche et trouve dans le fer, le feu, le vent,
l'électricité, le magnétisme, les lois de la chimie et de la mécanique, en
un mot dans les forces de la nature, un supplément à ses propres forces, et
c'est bien le cas de dire avec Rousseau: « Tout homme qui pense est un animal
dépravé. »
Ce n'est pas tout: si cette doctrine est vraie, comme tous les hommes pensent
et inventent, comme tous, en fait, depuis le premier jusqu'au dernier, et à
chaque minute de leur existence, cherchent à faire coopérer les forces
naturelles, à faire plus avec moins, à réduire ou leur main-d'œuvre ou
celle qu'ils payent, à atteindre la plus grande somme possible de
satisfactions avec la moindre somme possible de travail, il faut bien en
conclure que l'humanité tout entière est entraînée vers sa décadence,
précisément par cette aspiration intelligente vers le progrès qui tourmente
chacun de ses membres.
Dès lors il doit être constaté, par la statistique, que les habitants du
Lancastre, fuyant cette patrie des machines, vont chercher du travail en
Irlande, où elles sont inconnues, et, par l'histoire, que la barbarie
assombrit les époques de civilisation, et que la civilisation brille dans les
temps d'ignorance et de barbarie.
Évidemment, il y a, dans cet amas de contradictions, quelque chose qui choque
et nous avertit que le problème cache un élément de solution qui n'a pas
été suffisamment dégagé.
Voici tout le mystère: derrière ce qu'on voit gît ce qu'on ne voit pas. Je
vais essayer de le mettre en lumière. Ma démonstration ne pourra être
qu'une répétition de la précédente, car il s'agit d'un problème
identique.
C'est un penchant naturel aux hommes, d'aller, s'ils n'en sont empêchés par
la violence, vers le bon marché, — c'est-à-dire vers ce qui, à
satisfaction égale, leur épargne du travail, — que ce bon marché leur
vienne d'un habile Producteur étranger ou d'un habile Producteur mécanique.
L'objection théorique qu'on adresse à ce penchant est la même dans les deux
cas. Dans l'un comme dans l'autre, on lui reproche le travail qu'en apparence
il frappe d'inertie. Or, du travail rendu non inerte, mais disponible, c'est
précisément ce qui le détermine.
Et c'est pourquoi on lui oppose aussi, dans les deux cas, le même obstacle
pratique, la violence. Le législateur prohibe la concurrence étrangère et
interdit la concurrence mécanique. — Car quel autre moyen peut-il exister
d'arrêter un penchant naturel à tous les hommes que de leur ôter la
liberté?
Dans beaucoup de pays, il est vrai, le législateur ne frappe qu'une des deux
concurrences et se borne à gémir sur l'autre. Cela ne prouve qu'une chose,
c'est que, dans ce pays, le législateur est inconséquent.
Cela ne doit pas nous surprendre. Dans une fausse voie on est toujours
inconséquent, sans quoi on tuerait l'humanité. Jamais on n'a vu ni on ne
verra un principe faux poussé jusqu'au bout. J'ai dit ailleurs:
l'inconséquence est la limite de l'absurdité. J'aurais pu ajouter: elle en
est en même temps la preuve.
Venons à notre démonstration; elle ne sera pas longue.
Jacques Bonhomme avait deux francs qu'il faisait gagner à deux ouvriers.
Mais voici qu'il imagine un arrangement de cordes et de poids qui abrège le
travail de moitié.
Donc il obtient la même satisfaction, épargne un franc et congédie un
ouvrier.
Il congédie un ouvrier; c'est ce qu'on voit.
Et, ne voyant que cela, on dit: « Voilà comment la misère suit la
civilisation, voilà comment la liberté est fatale à l'égalité. L'esprit
humain a fait une conquête, et aussitôt un ouvrier est à jamais tombé dans
le gouffre du paupérisme. Il se peut cependant que Jacques Bonhomme continue
à faire travailler les deux ouvriers, mais il ne leur donnera plus que dix
sous à chacun, car ils se feront concurrence entre eux et s'offriront au
rabais. C'est ainsi que les riches deviennent toujours plus riches et les
pauvres toujours plus pauvres. Il faut refaire la société. »
Belle conclusion, et digne de l'exorde!
Heureusement, exorde et conclusion, tout cela est faux, parce que, derrière
la moitié du phénomène qu'on voit, il y a l'autre moitié qu'on ne voit
pas.
On ne voit pas le franc épargné par Jacques Bonhomme et les effets
nécessaires de cette épargne.
Puisque, par suite de son invention, Jacques Bonhomme ne dépense plus qu'un
franc en main-d'œuvre, à la poursuite d'une satisfaction déterminée, il
lui reste un autre franc.
Si donc il y a dans le monde un ouvrier qui offre ses bras inoccupés, il y a
aussi dans le monde un capitaliste qui offre son franc inoccupé. Ces deux
éléments se rencontrent et se combinent.
Et il est clair comme le jour qu'entre l'offre et la demande du travail, entre
l'offre et la demande du salaire, le rapport n'est nullement changé.
L'invention et un ouvrier, payé avec le premier franc, font maintenant
l'œuvre qu'accomplissaient auparavant deux ouvriers.
Le second ouvrier, payé avec le second franc, réalise une œuvre nouvelle.
Qu'y a-t-il donc de changé dans le monde? Il y a une satisfaction nationale
de plus, en d'autres termes, l'invention est une conquête gratuite, un profit
gratuit pour l'humanité.
De la forme que j'ai donnée à ma démonstration, on pourra tirer cette
conséquence:
« C'est le capitaliste qui recueille tout le fruit des machines. La classe
salariée, si elle n'en souffre que momentanément, n'en profite jamais,
puisque, d'après vous-même, elles déplacent une portion du travail national
sans le diminuer, il est vrai, mais aussi sans l'augmenter. »
Il n'entre pas dans le plan de cet opuscule de résoudre toutes les
objections. Son seul but est de combattre un préjugé vulgaire,
très-dangereux et très-répandu. Je voulais prouver qu'une machine nouvelle
ne met en disponibilité un certain nombre de bras qu'en mettant aussi, et
forcément, en disponibilité la rémunération qui les salarie. Ces bras et
cette rémunération se combinent pour produire ce qu'il était impossible de
produire avant l'invention; d'où il suit qu'elle donne pour résultat
définitif un accroissement de satisfaction à travail égal.
Qui recueille cet excédant de satisfactions?
Qui? c'est d'abord le capitaliste, l'inventeur, le premier qui se sert avec
succès de la machine, et c'est là la récompense de son génie et de son
audace. Dans ce cas, ainsi que nous venons de le voir, il réalise sur les
frais de production une économie, laquelle, de quelque manière qu'elle soit
dépensée (et elle l'est toujours), occupe juste autant de bras que la
machine en a fait renvoyer.
Mais bientôt la concurrence le force à baisser son prix de vente dans la
mesure de cette économie elle-même. Et alors ce n'est plus l'inventeur qui
recueille le bénéfice de l'invention; c'est l'acheteur du produit, le
consommateur, le public, y compris les ouvriers, en un mot, c'est l'humanité.
Et ce qu'on ne voit pas, c'est que l'Épargne, ainsi procurée à tous les
consommateurs, forme un fonds où le salaire puise un aliment, qui remplace
celui que la machine a tari.
Ainsi, en reprenant l'exemple ci-dessus, Jacques Bonhomme obtient un produit
en dépensant deux francs en salaire. Grâce à son invention, la
main-d'œuvre ne lui coûte plus qu'un franc.
Tant qu'il vend le produit au même prix, il y a un ouvrier de moins occupé
à faire ce produit spécial, c'est ce qu'on voit; mais il y a un ouvrier de
plus occupé par le franc que Jacques Bonhomme a épargné: c'est ce qu'on ne
voit pas.
Lorsque, par la marche naturelle des choses, Jacques Bonhomme est réduit à
baisser d'un franc le prix du produit, alors il ne réalise plus une épargne;
alors il ne dispose plus d'un franc pour commander au travail national une
production nouvelle. Mais, à cet égard, son acquéreur est mis à sa place,
et cet acquéreur, c'est l'humanité. Quiconque achète le produit le paye un
franc de moins, épargne un franc, et tient nécessairement cette épargne au
service du fonds des salaires: c'est encore ce qu'on ne voit pas.
On a donné, de ce problème des machines, une autre solution, fondée sur les
faits.
On a dit: La machine réduit les frais de production, et fait baisser le prix
du produit. La baisse du produit provoque un accroissement de consommation,
laquelle nécessite un accroissement de production, et, en définitive,
l'intervention d'autant d'ouvriers ou plus, après l'invention, qu'il en
fallait avant. On cite, à l'appui, l'imprimerie, la filature, la presse, etc.
Cette démonstration n'est pas scientifique.
Il faudrait en conclure que, si la consommation du produit spécial dont il
s'agit reste stationnaire ou à peu près, la machine nuirait au travail. —
Ce qui n'est pas.
Supposons que dans un pays tous les hommes portent des chapeaux. Si, par une
machine, on parvient à en réduire le prix de moitié, il ne s'ensuit pas
nécessairement qu'on en consommera le double.
Dira-t-on, dans ce cas, qu'une portion du travail national a été frappée
d'inertie? Oui, d'après la démonstration vulgaire. Non, selon la mienne;
car, alors que dans ce pays on n'achèterait pas un seul chapeau de plus, le
fonds entier des salaires n'en demeurerait pas moins sauf; ce qui irait de
moins à l'industrie chapelière se retrouverait dans l'Économie réalisée
par tous les consommateurs, et irait de là salarier tout le travail que la
machine a rendu inutile, et provoquer un développement nouveau de toutes les
industries.
Et c'est ainsi que les choses se passent. J'ai vu les journaux à 80 fr., ils
sont maintenant à 48. C'est une économie de 32 fr. pour les abonnés. Il
n'est pas certain; il n'est pas, du moins, nécessaire que les 32 fr.
continuent à prendre la direction de l'industrie du journaliste; mais ce qui
est certain, ce qui est nécessaire, c'est que, s'ils ne prennent cette
direction, ils en prennent une autre. L'un s'en sert pour recevoir plus de
journaux, l'autre pour se mieux nourrir, un troisième pour se mieux vêtir,
un quatrième pour se mieux meubler.
Ainsi les industries sont solidaires. Elles forment un vaste ensemble dont
toutes les parties communiquent par des canaux secrets. Ce qui est économisé
sur l'une profite à toutes. Ce qui importe, c'est de bien comprendre que
jamais, au grand jamais, les économies n'ont lieu aux dépens du travail et
des salaires.
IX. Crédit
De tous les temps, mais surtout dans les dernières années, on a songé à
universaliser la richesse en universalisant le crédit.
Je ne crois pas exagérer en disant que, depuis la révolution de Février,
les presses parisiennes ont vomi plus de dix mille brochures préconisant
cette solution du Problème social.
Cette solution, hélas! a pour base une pure illusion d'optique, si tant est
qu'une illusion soit une base.
On commence par confondre le numéraire avec les produits, puis on confond le
papier-monnaie avec le numéraire, et c'est de ces deux confusions qu'on
prétend dégager une réalité.
Il faut absolument, dans cette question, oublier l'argent, la monnaie, les
billets et les autres instruments au moyen desquels les produits passent de
main en main, pour ne voir que les produits eux-mêmes, qui sont la véritable
matière du prêt.
Car quand un laboureur emprunte cinquante francs pour acheter une charrue, ce
n'est pas en réalité cinquante francs qu'on lui prête, c'est la charrue.
Et quand un marchand emprunte vingt mille francs pour acheter une maison, ce
n'est pas vingt mille francs qu'il doit, c'est la maison.
L'argent n'apparaît là que pour faciliter l'arrangement entre plusieurs
parties.
Pierre peut n'être pas disposé à prêter sa charrue, et Jacques peut
l'être à prêter son argent. Que fait alors Guillaume? Il emprunte l'argent
de Jacques et, avec cet argent, il achète la charrue de Pierre.
Mais, en fait, nul n'emprunte de l'argent pour l'argent lui-même. On emprunte
l'argent pour arriver aux produits.
Or, dans aucun pays, il ne peut se transmettre d'une main à l'autre plus de
produits qu'il n'y en a.
Quelle que soit la somme de numéraire et de papier qui circule, l'ensemble
des emprunteurs ne peut recevoir plus de charrues, de maisons, d'outils,
d'approvisionnements, de matières premières, que l'ensemble des prêteurs
n'en peut fournir.
Car mettons-nous bien dans la tête que tout emprunteur suppose un prêteur,
et que tout emprunt implique un prêt. Cela posé, quel bien peuvent faire les
institutions de crédit? c'est de faciliter, entre les emprunteurs et les
prêteurs, le m
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