Tommy Angello
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Posté le: Jeu Juil 08, 2010 19:57 pm Sujet du message: la classe dirigeante
Citation: | Depuis vingt ans, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
s'intéressent aux classes dominantes et aux fortunes de France. Alors que
l'affaire Woerth-Bettencourt met en lumière les collusions entre oligarchie
et classe politique, Rue89 a rencontré le couple de sociologues bourdieusiens
pour un passage en revue des codes, des lieux et des techniques de
transmission des élites. Décryptage à deux mois de la sortie du «
Président des riches », leur prochain ouvrage à paraître le 9 septembre
aux éditions La découverte.
Une vidéo ponctue cet entretien : il s'agit d'extraits du documentaire
passionnant que Jean-Christophe Rosé a consacré aux Pinçon-Charlot en 2008.
Alors qu'ils poursuivent leur enquête au cœur de la grande bourgeoisie, le
réalisateur les filme et, avec eux, leurs interlocuteurs, pour des images
inédites.
Rue89 : Les écoutes qui sont venues nourrir
l'affaire Woerth-Bettencourt montrent que beaucoup de points ont été
négociés par téléphone. Toutefois, depuis quinze ans, vous écrivez que
cette société-là ne cesse de se croiser…
Monique Pinçon-Charlot : C'est un peu
une représentation de dominés de croire que ces gens-là se disent : «
Tiens, je vais aller à une partie de chasse pour rencontrer untel ou untel »
alors que c'est tellement naturel. On se voit tout le temps et ça commence
dès le petit déjeuner : « Tiens, je vais me faire une petite piscine » et
là en nageant… voilà. Ensuite, on prend le café. Et puis les réceptions,
les dîners, le golf, le polo… Ils se croisent en permanence.
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (DR).Michel Pinçon : Il est
intéressant de voir que ce n'est pas don contre don. Ce n'est pas A qui rend
un service à B et B qui lui en rend un autre en échange. Mais c'est A qui
rend un service à B, qui rend un service à C, et C à D, D à E… et E à
A. Tout le monde se rend service mais sans attendre la contrepartie de celui
qu'on a aidé. C'est un échange permanent qui intègre tout le milieu.
La nouveauté, c'est que la classe politique
appartient à ce milieu-là aujourd'hui ?
Monique Pinçon-Charlot : Non parce
que la classe politique a toujours appartenu à la bourgeoisie mais,
aujourd'hui, la classe politique est complètement coupée des masses
populaires et modestes : aux dernières élections régionales, 69% des
ouvriers n'ont pas voté.
Poser les choses comme « Je vais à la chasse pour que untel me rende service
», c'est projeter quelque chose qui a à voir avec l'individualisme de la
classe moyenne et intellectuelle alors que la classe au pouvoir est la seule
classe qui fonctionne véritablement de manière collective et solidaire. Ça
se passe naturellement parce que la classe est mobilisée ainsi : pour
elle-même et contre les autres.
La chasse fait toujours partie des codes de
ce milieu-là ?
Michel Pinçon : La chasse reste un
marqueur social important. Il y a la chasse à tir et aussi la chasse à
courre, la vénerie, qui est très vivante. Que ce soit en Sologne ou à
d'autres endroits, ce sont des chasses de rites sociaux entre des personnes
qui appartiennent aux élites politiques, économiques, voire médiatiques.
C'est un des lieux, comme les cercles ou le golf, qui sont assez fermés : il
n'y a pas n'importe qui, mais des grands patrons, des hommes politiques.
Monique Pinçon-Charlot : Les hommes
politiques qui chassent sont des hommes politiques nés dans des milieux de
chasseurs, que ce soit des milieux populaires -mais c'est très rare : il y a
0% d'ouvriers à l'Assemblée nationale et 1% d'employés- ou dans la haute
société. La chasse reste une activité mondaine.
L'affaire Bettencourt n'a dès lors rien de
surprenant, mais comment la décryptez-vous ?
Michel Pinçon : Ce qui se passe
ici, c'est qu'ils sont pris au piège de l'impunité ressentie, c'est-à-dire
que depuis vingt à trente ans, la pensée unique, la concurrence, le marché,
le capital financier se sont établis. Ils se sentent à l'abri des mouvement
sociaux qui emporteraient, disons, leurs intérêts.
Je pense qu'il y a eu un sentiment de sécurité qui disparaît de temps à
autres, par exemple pendant les grèves de 1995 : là, ils étaient sur le
qui-vive. On l'a bien senti dans notre travail, dans nos rapports avec eux.
Mais, depuis 1995, ça va. Ils sont donc moins prudents dans leurs activités
et le franchissement de la ligne.
Ça s'est accentué ou accéléré depuis une
vingtaine d'années ?
Monique Pinçon-Charlot : Oui, ça a
beaucoup changé par le système économique lui-même a changé. On est
passé d'un système du libéralisme, dans lequel l'Etat a une relative
autonomie par rapport au monde des affaires et de l'économie, au
néolibéralisme.
Avec l'arrivée du néolibéralisme, symbolisée par l'arrivée à l'Elysée
de Nicolas Sarkozy, l'Etat perd beaucoup de son autonomie au bénéfice des
affaires qui rentrent au cœur de l'Etat. Au point qu'on peut dire que Nicolas
Sarkozy est véritablement le porte-parole, au sommet de l'Etat, d'une
oligarchie financière.
Michel Pinçon : Quand on regarde le
conseil d'administration des grandes sociétés, on se rend compte que
beaucoup sont de hauts fonctionnaires, qui ont fait l'ENA, qui pantouflent et
se retrouvent dans les conseils d'administration.
Mais aujourd'hui, il y a de plus en plus de porosité entre les affaires et le
politique : ces gens-là se retrouvent ensuite très bien au cœur même de
l'appareil d'Etat, dans les cabinets ministériels, voire ministres.
Cette évolution viendrait donc du
pantouflage et pas du ratio d'avocats au sein du gouvernement ?
Michel Pinçon : C'est un des
facteurs. Mais il y a en effet les avocats d'affaire dont Nicolas Sarkozy est
un bel exemple. Ils sont bien entendu très présents. Les avocats ont
toujours été très présents dans le monde politique, mais ce n'étaient pas
des avocats d'affaires, c'est ce qui a changé.
Nicolas Sarkozy à la sortie du Fouquet's, à Paris, le 7 mai 2007 (Eric
Gaillard/Reuters).
Le casting de cette oligarchie a-t-il
évolué depuis « Grandes fortunes, dynasties familiales et formes de
richesse en France », que vous aviez publié en 1996 ?
Monique Pinçon-Charlot : Pour se
reproduire, la classe dominante a besoin de se renouveler. Et c'est vrai que
les médias, ou les amis de Nicolas Sarkozy, appartiennent plutôt à des
dynasties nouvelles.
Quand on regarde la soirée du Fouquet's [le soir du deuxième tour de
l'élection présidentielle, le 6 mai 2007, ndlr], il n'y avait pas de
représentants des famille Rothschild ou Wendel : les vieilles familles
étaient absentes. Mais ça ne veut pas dire qu'elles ne soutiennent pas la
politique de Nicolas Sarkozy qui a été élu à Neuilly à 87% et 85% dans le
XVIe… un score de république bananière !
La classe dominante doit donc s'ouvrir, s'aérer, faire de nouvelles entrées,
mais ces nouvelles entrées obéissent toujours à la même règle : ceux qui
vont intégrer le gotha sont ceux qui ont su intégrer leur richesse dans la
promesse d'une dynastie familiale.
Prenez le mariage de Delphine Arnault : c'était au fond l'anoblissement de la
famille. C'est pareil pour les Dassault, Pinault, Lagardère et autres Decaux.
La dynastie est importante parce que ce qui importe c'est que les privilèges
restent dans la classe. Il faut donc réussir la transmission.
Les grandes familles, en France du moins, sont arrivées à imposer comme seul
critère de l'excellence sociale le temps long. Après la Révolution, la
bourgeoisie a finalement reproduit ce que faisait la noblesse. Le principe de
reproduction de la classe dominante n'a pas beaucoup changé. (Voir l'extrait
du documentaire de Jean-Christophe Rosé dans lequel Olivier de Rohan-Chabot
explique qu'il se sent « propriétaire de la France », vers la cinquième
minute)
Michel Pinçon : Nous parlons
d'aristocratie de l'argent. On ne peut plus anoblir en France, alors qu'en
Belgique, le baron Frère, d'origine très modeste, a été anobli par le roi
des Belges après avoir fait une très belle fortune.
En France, le processus de la cooptation est systématique : les familles
Lagardère, Bouygues, etc… sont aspirées par la très haute société
installée et les vieilles familles moins connues. Etre noble ou pas a
maintenant très peu d'importance parce que ces grands noms des affaires font
partie de l'aristocratie. Il y a d'ailleurs beaucoup plus de mariages entre
bourgeois et nobles aujourd'hui.
Les vieilles familles restent très peu médiatiques par rapport à cette
nouvelle aristocratie de l'argent…
Monique Pinçon-Charlot : Elles
appliquent toujours l'adage « Pour vivre heureux vivons cachés » et
l'hypothèse sociologique qui est la nôtre, c'est-à-dire que pour que le
pouvoir fonctionne, il faut surtout ne pas en donner à voir les rouages.
On peut dire qu'en ce moment les nouvelles dynasties ont pris le dessus avec
la financiarisation et le néolibéralisme, mais il y a un côté un peu «
nouveau riche » qui donne à voir les rouages du pouvoir. Nicolas Sarkozy a
toujours revendiqué de donner à voir ce qui, jusqu'à présent, était
massivement caché. C'est ça, la rupture.
L'affaire Bettencourt est très intéressante parce qu'elle permet de bien
voir comment ça fonctionne. C'est très positif parce que ça facilite le
boulot des sociologues et des journalistes, et ça cultive les Français sur
le fonctionnement de l'oligarchie.
Mais l'aspect très négatif, c'est la violence symbolique que ça exerce.
Parce qu'ils semblent avoir tous les droits, les gens du peuple ont tendance
à ne pas vouloir savoir. Les gens qu'on côtoie ne comprennent pas pourquoi
nous travaillons sur la haute société.
Michel Pinçon : Il y a un
désenchantement mais qui est aussi lié au fait que l'opposition n'est pas à
la hauteur pour faire naître l'espérance.
Pour vos travaux, est-il plus facile de faire parler cette nouvelle oligarchie
qui s'affiche davantage ? On a su assez vite le casting de la soirée du
Fouquet's, par exemple…
Michel Pinçon : Il n'était pas
mécontent que ça se sache…
Monique Pinçon-Charlot : C'est
ambivalent : à la fois il donne à voir les rouages du pouvoir et notamment
toutes les collusions entre le monde politique et le monde des affaires, pour
bien marquer la rupture et montrer qu'on change de système économique et
politique. Que désormais la politique est au service de l'économie.
Par contre, on ne peut pas parler de transparence parce qu'en même temps
qu'on vous donne à voir certains rouages du pouvoir, on brouille votre
compréhension dans des oxymores et des phrases pour dire tout et son
contraire. C'est extrêmement nouveau : jamais les hommes politiques n'avaient
à ce point brouillé les messages. On vous dit « Les paradis fiscaux, c'est
fini » dans une stratégie de communication diabolique.
Cette nouvelle oligarchie vous parle autant
que les grandes familles il y a quinze ans ?
Michel Pinçon : Oui. Ils lisent
plus ou moins mais savent quand même ce qu'on écrit alors, petit à petit,
ils commencent à se méfier. On est très correct sur un plan stylistique, ce
n'est pas notre travail. Mais le fait qu'on mette en avant la ségrégation
urbaine et leur refus total des logements sociaux près de chez eux est
quelque chose qui les inquiète.
Monique Pinçon-Charlot : Notre
dernière enquête « Les Ghettos du gotha », dans la très haute société,
a été publiée en 2007 mais c'est vrai que nous n'avons jamais sollicité
Lagardère, Bouygues ou Dassault… Une fois, Vincent Bolloré, qui avait
refusé.
Michel Pinçon : Nous avons fait un
travail sur les nouveaux patrons, et interrogé des patrons (Promodès, la
Sodexo, etc.) qui arrivaient à l'âge de la retraite. Ils nous ont parlé
volontiers mais parce qu'ils avaient beaucoup de plaisir à raconter comment
ils avaient réussi, comment ils se débrouillaient pour transmettre à leurs
enfants…
C'était plus difficile pour « Les Ghettos du gotha » car ils voyaient bien
que c'était de leurs privilèges qu'on voulait leur faire parler, du fait
d'avoir des lieux particuliers…
Justement, quels sont ces lieux ?
Monique Pinçon-Charlot : Ce sont
les beaux quartiers : la résidence principale où l'on vit rassemblé. S'il
existe des ghettos en France, c'est bien des ghettos dorés.
Dans la villa Montmorency, dans le XVIe arrondissement, là où vit Carla
Bruni-Sarkozy, c'est un véritable ghetto avec 150 maisons et des murs tout
autour. C'est un entre-soi où vivent Lagardère, Vincent Bolloré, Dominique
Desseigne, et beaucoup d'invités du Fouquet's. Cet entre-soi se reproduit à
la mer, à la montagne.
Ce sont les mêmes lieux que ceux des grandes
familles ?
Monique Pinçon-Charlot : Oui, tout
à fait. On retrouve dans les lotissements chics l'ensemble des fractions de
la classe dominante, anciennes ou nouvelles dynasties.
Pourquoi cet entre-soi ? Parce que ça permet à la fortune de se transmettre
dans le même milieu. Pour que la dynastie soit vraiment efficace, les enfants
doivent grandir ensemble, fréquenter les mêmes écoles, les mêmes rallyes,
tomber en amour et en amitié de leurs semblables. Les richesses resteront
ainsi dans ces milieux.
Du fait de cette endogamie-là, les codes du
bling-bling des nouvelles dynasties ont-ils infusé dans les vieilles familles
?
Michel Pinçon : Je dirais que ce
qui infuse, c'est plutôt les signes de l'excellence sociale dans la culture
bling-bling si l'on veut parler ainsi. C'est plutôt dans ce sens-là que ça
irait, même si les nouveaux patrons, aujourd'hui plus riches que les vieilles
familles, se moulent dans les comportements de la haute société
traditionnelle.
Ce ne sont pas les ducs et les vieilles
familles qui vont se mettre à faire les quatre cents coups et à se faire
voir, mais plutôt le contraire.
Monique Pinçon-Charlot : La vieille
bourgeoisie et la noblesse ont toujours eu leur côté bling-bling, par
exemple au casino de Deauville, où l'on va avec les grandes robes et les
bijoux, ou le prix de Diane à Chantilly dont Eric Woerth est le maire : ces
lieux-là fleurissent de moments où l'on se donne à voir.
Simplement, par ailleurs, ils vivaient cachés… Mais s'ils arrivent à
contrôler, ils se mettent en scène tout en contrôlant la mise en scène.
C'est le palmarès des grandes fortunes mondiales qui a encouragé le
bling-bling, en introduisant des concurrences à l'échelle du monde.
Le rôle des femmes a-t-il évolué dans cette société ? On parle
aujourd'hui de la femme d'Eric Woerth, qui gérait la fortune Bettencourt,
mais aussi de l'épouse de Patrice de Maistre, qui était la première femme
de Bernard Arnault… alors que dans le documentaire qui vous est consacré,
Philippe Denis prononce cette phrase : « Les femmes sont sorties de la
société lorsqu'elles sont entrées dans les bureaux » (Voir la vidéo à
partir de la douzième minute)
Monique Pinçon-Charlot : On a
travaillé sur la place des femmes dans les familles anciennes, où la femme a
un statut tout à fait particulier par rapport aux autres classes sociales. On
est d'abord représentant d'une lignée, d'abord le maillon d'une dynastie
avant d'être femme, homme, catholique, juif, protestant… L'appartenance au
patronyme que l'on porte, à ce capital symbolique, fait que le reste n'est
que distinctions secondaires.
La femme a un statut beaucoup plus enviable dans ces milieux-là parce qu'il y
a du personnel domestique, mais aussi parce qu'elle a la responsabilité de la
richesse sociale : on ne peut pas rester longtemps riche tout seul, il faut
vraiment faire partie de la caste et du groupe.
Elle joue aussi un rôle important dans la richesse symbolique, que
véhiculent le patronyme familial, le château, ou encore le corps : il y a de
véritables corps de classes. Les gens riches ont des corps qui sont toujours
fins, redressés. Ce n'est pas du tout anecdotique : les privilèges les plus
arbitraires deviennent corps et du coup apparaissent naturels. Les dominés
disent : « S'ils sont au pouvoir, c'est normal, on le voit qu'ils nous sont
supérieurs, ils sont élégants. » Quand on dit d'une femme qu'elle a de la
classe, ça veut dire qu'elle appartient à la classe supérieure.
Eric Woerth communiquait sur une image un peu janséniste et austère tout en
étant trésorier de l'UMP et maire de Chantilly, un haut lieu de ces
dynasties de l'argent…
Michel Pinçon : On a l'impression
de voir chaque jour un peu plus confirmé tout ce qu'on a pu écrire.
L'apparence janséniste et respectable est quand même quelque chose d'assez
courant. De ce point de vue-là, Sarkozy pose quelques problèmes au milieu.
Dans sa façon de parler, la manière pseudo-populaire de parler qu'il affecte
et qui est étonnante, dans ses mimiques. Il n'est pas cohérent avec le
milieu en cela, mais il est le personnage politique le plus efficace qui s'en
soit dégagé.
Dans l'affaire Woerth, ce qui est important c'est que ça passe au premier
plan de l'actualité, y compris dans le Journal de Dimanche. C'est peut-être
un facteur de désolidarisation d'une certaine bourgeoisie avec celle qui a
abouti à ces scandales. Leur capital d'efficacité politique est en train de
se dissoudre. |
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