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Posté le: Dim Mai 30, 2010 22:09 pm Sujet du message: [nouvelle] Le journal.
(voici une nouvelle écrite sur le vif, dans laquelle tout fait ressemblant à
la réalité de telles ou telles personnes ne serait que pure coïncidence,
évidemment. Mais trève de commentaires.)
Le journal.
Il ouvrit finalement le petit carnet rouge, après avoir pris une grande
inspiration. La première page était blanche, immaculée. En cette date
symbolique — aujourd’hui en effet était le jour de son anniversaire —
il commencerait à écrire ce qui lui tenait maintenant à cœur depuis un
certain temps : un journal intime. Il n’est jamais trop tard pour commencer,
et l’expérience ne peut que permettre d’en apprendre un peu plus sur
soi-même, dès lors que l’on a fait tomber ces barrières inutiles qui nous
empêchent d’adopter un point de vue en recul sur soi-même : prétextes
plus que raisons. « Écrire un journal
intime est une occupation pour les jeunes filles pré-adolescentes » — «
Tenir un journal est aussi vain à 25 ans que de commencer son autobiographie
d’une vie banale » — « S’écouter parler devant un miroir en se voyant
écrire dans un carnet-miroir » — et tant d’autres phrases toutes
faites qui n’étaient que bâtons dans les roues, paresse, manque de courage
pour se dresser, enfin, nu, nu face à soi-même, dans un miroir qui
refléterait nécessairement une image peu glorieuse. Car c’est bien en
prenant conscience de ses défauts que l’on peut sculpter la pierre rugueuse
de notre âme : remerciez donc chaque faute, chaque crasse, chaque
imperfection ! Par définition, quelque chose de parfait est quelque chose
d’achevé. Comment être parfait alors que l’on commence à peine ce
travail en introspection ? Au contraire, heureusement qu’il était imparfait
! Cela ne pouvait qu’être signe de lucidité : il voyait les premières
imperfections qu’il y aurait à tailler. Dussé-ce être comme un sculpteur
de glace, en ôtant de grands blocs rugueux, pour une œuvre éphémère —
intermédiaire et belle comme la vie.
Un stylo précis jouerait le rôle de vecteur : il l’avait choisi avec soin,
et celui-ci ne servirait qu’à cette fonction. Stylo-bille bleu d’une
certaine qualité ; après l’avoir testé rapidement sur une feuille
volante, il l’approcha pour la première fois du papier, de la première
page de ce carnet intime.
Paris, 25 ans, 2010.
La première barrière ne se fit pas prier, s’imposant à lui en le
paralysant l’espace d’un instant. Une longue minute, il se demanda : par
quoi commencer ? Réalisant que ce blocage était le plus important, après
celui de débuter ce journal intime — blocage qu’il avait déjà réussi
à balayer, celui-là — il reprit une longue inspiration, fermant les yeux,
l’esprit concentré. Il ne fallait pas se dire que la première devait être
symbolique, revêtir un sens tout particulier — cela ne l’aurait que
freiné dans sa démarche, aucun sujet ne pouvant mériter de place plus
noble, quand on y pensait, l’un par rapport aux autres ; et la plongée
derechef dans de grandes questions métaphysiques ne serait qu’une façon à
peine masquée de noyer le poisson (car il aurait très bien pu commencer en
s’interrogeant sur qui il était, d’où il venait, et où il allait —
mais c’était un piège de commencer le problème par ce bout-là).
Réfléchissons. Quel était le problème qui lui tenait à cœur actuellement
? Peu importe sa « noblesse » ou son prosaïsme : le premier serait
justement la meilleure porte ouverte vers les eaux profondes de sa conscience
— de son inconscient.
Ses souvenirs de jeunesse ? Ses peurs et ses attentes par rapport aux partiels
et donc à ses études ? Sa première fois ? Ou... sa récente rupture avec
Mira ? La pensée le fit un peu trembler, en repensant à cette histoire. Il
n’avait pas pleuré, accusant le choc avec une froideur qu’il n’avait
pas soupçonné — ce soir-là, lorsqu’elle l’avait quitté sans
préavis, au téléphone, avec quelques noms d’oiseaux : et le tout sans
raison claire et nette, ce qui était pour lui l’aspect le plus blessant de
cette histoire — oh oui, il tremblait, c’était le signe. C’était sur
le sujet de sa rupture avec Mira qu’il devait commencer la rédaction de son
journal.
« Le 23 février dernier, Mira m’a
téléphoné, et a rompu avec moi. Je ne comprends toujours pas. Je ne
comprends pas qu’elle l’ait fait de cette manière si lâche, articulant
un charabia étrange, avec une ironie qui était là pour faire mal. Nous
n’avions eu que des disputes sans conséquence jusqu’ici ; et je ne
comprends toujours pas les raisons qui l’ont amené à cette décision
égoïste, prise de son côté, irrévocable. Ce n’était pas une porte qui
se fermait : c’était une porte claquée, dont la gifle résonnait encore
dans mon esprit.
Qu’est-ce qui me blesse réellement dans cette histoire ? Après tout, ce
n’était pas une relation « amoureuse » au sens où je ne me sentais pas
transporté par la passion, l’amour transi que tous décrivent. Mais alors,
pourquoi être si blessé ? Cela m’évoque deux souvenirs douloureux : le
premier, celui des râteaux et autres refus lorsque, enfant ou adolescent, je
faisais mes premiers pas vers ces jeunes filles qui m’évoquaient émois
insoupçonnés, passions rêvées et les mains moites avec lesquelles je leur
tendais un mot gribouillé sur une feuille de brouillon. Mot que le lendemain
je retrouvais photocopié, placardé dans la cour du collège — le supplice
du piloris. Que les enfants sont cruels. Le second souvenir y était lié :
c’était lorsque je m’apercevais que la demoiselle ayant conquis mon
cœur, était liée d’amour avec tel ou tel autre, qui se trouvait
forcément dans la classe où j’étais précisément, autre que je trouvais
absolument inintéressant dans la plupart des cas. Et la jalousie que je
ressentais alors était intense, crue, brûlante — j’aurais voulu tuer de
mes propres mains ce tiers non-voulu.
En fin de compte, que cela signifie-t-il ? On préférait toujours les autres
à moi. Oh... était-ce lié, était-ce l’une des raisons qui aurait pu
faire que je m’investissais tant dans mes études ? Me démarquer des
autres. Oui, cela peut être une piste. Mais cela n’a pas toujours été le
cas : il y a donc d’autres raisons. La psychologie aurait également pu dire
que le fait d’avoir un petit frère eut pu jouer un rôle : notre mère
semblant toujours préférer le cadet, n’est-ce pas ? Est-ce que tous les
hommes ayant un frère et une conscience étaient forcément dans la même
situation que la mienne ? Parmi mes amis, certains répondent à cette
description, et pourtant, malgré un certain nombre de râteaux — qui n’en
avait jamais reçu — ils s’affichaient, tous, heureux dans un petit
couple, modèle d’un début de vie heureuse à deux. Oh, bien sûr, ils ont
des disputes, des tracas ; mais que ne donnerai-je pour avoir les mêmes !
Cela signifierait que je suis avec quelqu’un. Et là, il n’y a qu’un
grand vide. »
Il soupira. L’exercice faisait remonter des choses enfouies, tout au fond de
lui, des émotions qui voyaient rarement la surface dans sa vie de tous les
jours. C’était étonnant de ressentir cela — était-ce un signe montrant
que cette démarche lui donnait réellement un certain accès à lui-même,
une prise sur ce matériau rugueux, bref pouvait marcher ? Sans doute.
C’était la première fois depuis la rupture d’avec Mira qu’il sentit
des larmes monter, monter. Et elles coulèrent bientôt.
« Bilan. Ce mot me vient spontanément à
l’esprit. Faisons un bilan.
CE QU’IL Y A DE NÉGATIF EN MOI :
— Je ne suis pas un fêtard. Je n’aime pas sortir.
— Je suis timide et je n’ose pas aller vers les autres.
— Je n’ai pas beaucoup d’amis.
— Je suis plutôt laid.
— Je ne suis pas sportif.
— Je n’ose pas faire tout ce que je voudrais faire, alors même que
certaines choses soient déjà réalisables, comme partir à l’aventure en
Espagne.
...
Assez pour le moment. Tentons le corollaire :
CE QU’IL Y A DE POSITIF EN MOI :
— ...
— Je ne suis pas un dragueur lourd ? (les affirmations négatives sont-elles
permises ?)
— Je suis appliqué et plutôt intelligent.
— Je suis généreux... mais il faut que cela soit ma copine.
— ... »
Il soupira. Prochaine barrière — car il réalisait en écrivant de
terribles choses sur lui-même — la tension vers l’objectivité. En effet,
se définir par des phrases négatives n’indiquait que ce qu’il n’était pas, aucunement ce qu’il était. De plus, les mots « tentons », « permises », « plutôt », «
mais il faut » n’étaient que des mots-couperets. Des hachoirs qui
taillaient ce qu’il était en petits bouts.
À l’ouvrage, maçon !
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