GROLUX
Suprème actif


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Posté le: Jeu Mai 06, 2010 14:33 pm Sujet du message: Pour relancer l’économie et si on fermait la bourse ...
Pour un peu, le grand spectacle de ces deux dernières années nous l’aurait
presque fait oublier : là où la finance "de marché " , appellation un peu
idiote mais il en faut bien une pour faire la différence, semble s’activer
dans un univers clos, loin de tout et notamment du reste de l’économie, la
finance actionnariale*, celle des propriétaires des moyens de production,
campe à l’année sur le dos des entreprises — et, comme toujours, en
dernière analyse, des salariés. Il a fallu la « mode du suicide » si
délicatement diagnostiquée par M. Didier Lombard, président-directeur
général (PDG) de France Télécom, pour offrir l’occasion, mais si peu
saisie dans le débat public, de se souvenir de ce dégât quotidien de la
finance actionnariale dont les injonctions à la rentabilité financière sont
implacablement converties par les organisations en minimisation forcenée des
coûts salariaux, destruction méthodique de toute possibilité de
revendication collective, intensification épuisante de la productivité et
dégradation continue des conditions matérielles, corporelles et
psychologiques du travail.
Contre toutes les tentatives de dénégation dont on entend d’ici les
accents scandalisés, il faut redire le lien de cause à effet qui mène du
pouvoir actionnarial, dont plus rien dans les structures présentes du
capitalisme ne retient les extravagantes demandes, à toutes les formes,
parfois les plus extrêmes, de la déréliction salariale. Et si les
médiations qui séparent les deux bouts de la chaîne font souvent perdre de
vue la chaîne même, et ce que les souffrances à l’une des extrémités
doivent aux pressions exercées depuis l’autre, si cette distance demeure la
meilleure ressource du déni, ou des opportunes disjonctions dont le débat
médiatique est coutumier, rien ne peut effacer complètement l’unité
d’une « causalité de système » que l’analyse peut très bien
dégager.
Si donc la refonte complète du jeu de la finance « de marché », réclamée
avec d’autant plus de martiale véhémence par les gouvernements qu’ils
ont moins l’intention de l’accomplir, occupe le débat public depuis un
an, il s’agirait de ne pas oublier que, au moins autant, la finance
actionnariale est en attente elle aussi de son « retour de manivelle »...
Sous ce rapport il n’y a que le PDG de Libération Laurent Joffrin, joignant
la paresse intellectuelle au désir de ne rien rencontrer qui pourrait le
contrarier, pour soutenir qu’il n’y a pas d’idées à gauche — sans
doute pas dans Libération ni au Parti socialiste en effet (mais on a dit : à
gauche). Du vide dans le regard de Laurent Joffrin, on ne conclura donc pas
pour autant qu’il n’y a rien. Le SLAM (Shareholder Limited Authorized
Margin ou marge actionnariale limite autorisée) est une idée. L’abolition
de la cotation en continu, et son remplacement par un fixing mensuel ou
plurimestriel, en est une autre. Vient toutefois un moment où l’on envisage
la question autrement : et fermer la Bourse ?
Des chroniques débonnaires du regretté Jean-Pierre Gaillard, longtemps
journaliste boursier sur France Info, à l’apparition des chaînes
boursières, en passant par l’incessante répétition « CAC 40 -Dow Jones -
Nikkei », la Bourse aura bientôt quitté le domaine des institutions
sociales pour devenir quasiment un fait de nature — une chose dont la
suppression est simplement impensable. Il est vrai que deux décennies et
demie de matraquage continu ont bien œuvré à cette sorte de naturalisation,
et notamment pour expliquer qu’une économie « moderne » ne saurait
concevoir son financement autrement que par des marchés et, parmi eux, des
marchés d’actions (la Bourse au sens strict du terme).
Bien sûr, pour continuer de se dévider, ce discours nécessite de passer
sous silence l’ensemble des destructions corrélatives de l’exercice du
pouvoir actionnarial ; la simple mise en regard de ses bénéfices
économiques supposés et de ses coûts sociaux réels suffirait à faire
apparaître tout autrement le bilan de l’institution « Bourse ». Encore
faudrait-il questionner la division entre bénéfices économiques et coûts
sociaux car les tendances à la compression salariale indéfinie qui suivent
de la contrainte de rentabilité actionnariale ne sont pas sans effets
macroéconomiques. La sous-consommation chronique qui en résulte a poussé
les géniaux stratèges de la finance à proposer aux ménages de « faire
l’appoint » avec du crédit, devenu la béquille permanente de la demande
manquante — on connaît la suite. Evidemment les bilans sont toujours plus
faciles avec une seule colonne qu’avec deux, particulièrement, aurait
ajouté l’humoriste Pierre Dac, quand on enlève la mauvaise. Mais vienne la
« bonne » à se montrer elle-même défaillante, que peut-il alors rester de
l’ensemble ?
Or c’est peu dire que les promesses positives de la Bourse sont douteuses.
Sans elle, paraît-il, pas de financement de l’économie, plus de fonds
propres pour des entreprises alors vouées à l’insolvabilité, encore moins
de développement des start-up annonciatrices des révolutions technologiques
? En avant, dans l’ordre et méthodiquement.
Les investisseurs pompaient,
pompaient !
Sur le papier, le plan d’ensemble ne manquait pas d’allure. Des agents
(les épargnants) ont des ressources financières en excès et en quête
d’emploi, d’autres (les entreprises) sont à la recherche de capitaux : la
Bourse est cette forme institutionnelle idoine qui mettrait tout ce beau monde
en contact et réaliserait la rencontre mutuellement avantageuse des
capacités de financement des uns et des besoins des autres. Elle ferait même
mieux encore : en apportant des ressources permanentes (à la différence de
l’endettement, les capitaux propres, levés par émission d’actions, ne
sont pas remboursables), elle stabiliserait le financement et en minimiserait
le coût. Patatras : rien de tout ça ne tient la route.
La Bourse finance les entreprises ? Au point où on en est, ce sont plutôt
les entreprises qui financent la Bourse ! Pour comprendre ce retournement
inattendu, il faut ne pas perdre de vue que les flux financiers entre
entreprises et « investisseurs » sont à double sens et que si les seconds
souscrivent aux émissions des premières, ils ne manquent pas,
symétriquement, de leur pomper régulièrement du dividende (en quantité
croissante) et surtout du buy-back, « innovation » caractéristique du
capitalisme actionnarial par laquelle les entreprises sont conduites à
racheter leurs propres actions pour augmenter mécaniquement le profit par
action et, par là, pousser le cours boursier (donc la plus-value des
investisseurs) à la hausse.
La cohérence dans l’incohérence du capital actionnarial atteint
d’ailleurs des sommets car, imposant des normes de rentabilité financière
exorbitantes, il force à abandonner bon nombre de projets industriels,
incapables de « passer la barre », laissant les entreprises avec des
ressources financières inemployées... aussitôt dénoncées comme « capital
oisif », avec prière de le restituer instamment aux « propriétaires
légitimes », les actionnaires — « puisqu’ils ne savent pas s’en
servir, qu’ils nous le rendent ! ». Dorénavant, ce qui sort des
entreprises vers les investisseurs l’emporte sur ce qui fait mouvement en
sens inverse... et donnait son sens et sa légitimité à l’institution
boursière. Les capitaux levés par les entreprises sont devenus inférieurs
aux volumes de cash pompés par les actionnaires, et la contribution nette des
marchés d’actions au financement de l’économie est devenue négative
(quasi nulle en France, mais colossalement négative aux Etats-Unis, notre
modèle à tous ).
Il y a de quoi rester interloqué devant pareil constat quand, dans le même
temps, les masses financières qui s’investissent sur les marchés boursiers
ne cessent de s’accroître. Le paradoxe est en fait assez simple à dénouer
: faute de nouvelles émissions d’actions pour les absorber, ces masses ne
font que grossir l’activité spéculative sur les marchés dits «
secondaires »* (les marchés de revente des actions déjà existantes). Aussi
leur déversement constant a-t-il pour effet, non pas de financer des projets
industriels nouveaux, mais de nourrir la seule inflation des actifs financiers
déjà en circulation. Les cours montent et la Bourse va très bien, merci,
mais le financement de l’économie réelle lui devient chose de plus en plus
étrangère : le jeu fermé sur lui-même de la spéculation est très
suffisant à faire son bonheur et, de fait, les volumes de l’activité dans
les marchés secondaires écrasent littéralement ceux des marchés primaires*
(les marchés d’émission).
Que la Bourse comme institution de financement, par là différenciée de la
Bourse comme institution de spéculation, soit devenue inutile, ce sont les
entreprises qui pourraient en parler le mieux. Le problème ne se pose
simplement pas pour les petites et moyennes... qui ne sont pas cotées, mais
dont on rappellera tout de même qu’elles font l’écrasante majorité de
la production et de l’emploi — on répète pour bien marquer le coup :
l’écrasante majorité de la production et de l’emploi se passe
parfaitement de la Bourse. Plus étonnamment, les grandes entreprises y ont
fort peu recours également — sauf quand leur prend l’envie de s’amuser
au jeu des fusions et des offres publiques d’achat (OPA). Car lorsqu’il
s’agit de trouver du financement, le paradoxe veut que les fleurons du CAC
40 et du Dow Jones aillent le plus souvent voir ailleurs : dans les marchés
obligataires, ou bien, par une inavouable persistance dans l’archaïsme...
à la banque ! Une succulente ironie veut qu’il y ait là moins l’effet
d’une réticence philosophique qu’un effet de plus de la contrainte
actionnariale elle-même, qui voit dans toute nouvelle émission
l’inconvénient de la dilution, donc de la baisse du bénéfice par action.
En somme, le triomphe du pouvoir actionnarial consiste à dissuader les
entreprises qui le pourraient le plus de se financer à la Bourse !
D’autres promesses,
d’autres menaces
Ce qui reste de financement brut apporté par la Bourse se fait-il au moins
pour les entreprises au coût avantageux promis par tous les discours de la
déréglementation ? On sait sans ambiguïté ce que coûte la dette : le taux
d’intérêt qu’on doit acquitter chaque année. Le « coût du capital »
(ici le coût des fonds propres) est une affaire moins évidente à saisir.
Par définition les capitaux propres (levés par émissions d’actions) ne
portent pas de taux de rémunération prédéfini comme la dette. Ça ne veut
pas dire qu’ils ne coûtent rien ! Mais alors combien ? Très
symptomatiquement, la théorie financière ne cesse de s’intéresser au «
coût du capital »... mais sous le point de vue exclusif de l’actionnaire
(lire « Le coût du capital du point de vue de l’actionnaire ») ! Ceci ne
dit rien de ce qu’il en coûte concrètement à l’entreprise de se
financer en levant des actions plutôt que des obligations, ou encore en
allant à la banque — et c’est là une question dont la théorie
financière, qui révèle ainsi ses points de vue implicites (pour ne pas dire
: pour qui elle travaille), se désintéresse presque complètement.
Or ce qu’il en coûte à l’entreprise tient en trois éléments : les
dividendes et les buy-backs sont les deux premiers, à quoi il faut ajouter
également les coûts d’opportunité liés aux projets d’investissement
écartés pour cause de rentabilité insuffisante, c’est-à-dire tous ces
profits auxquels l’entreprise a dû renoncer sous l’injonction
actionnariale... à ne pas investir.
Tout ceci, qui commence à faire beaucoup, ne se met cependant pas aisément
sous la forme d’un « taux » qui pourrait être directement confronté au
taux d’intérêt afin d’offrir une comparaison terme à terme des coûts
des différentes formes de capital (fonds propres versus dette). Le fait que
la dette soit remboursable et non les capitaux propres est une première
différence perturbatrice ; inversement, du dividende est payé éternellement
sur des actions bien après la fin du cycle de vie de l’investissement
qu’elles ont servi à financer ; les actions confèrent en assemblée
générale un pouvoir que ne donne pas la dette (et auquel on pourrait
assigner une valeur), etc. A défaut de comparaison directe, on peut au moins
faire une comparaison différentielle, et observer que l’un des deux coûts,
celui des fonds propres, a connu une évolution très croissante : les
buy-backs qui étaient inconnus se sont développés dans des proportions
considérables ; quant aux dividendes, on peut mesurer leur croissance à la
part qu’ils occupent désormais dans le produit intérieur brut, où ils
sont passés de 3,2 % à 8,7 % entre 1982 et 2007, et ceci, il faut le redire,
du fait même de l’exercice du pouvoir actionnarial, pour qui la
déréglementation boursière a été faite... sur la foi d’une baisse du
coût de financement des entreprises !
Reprenons : contribution nette négative, et contribution brute hors de prix
là où elle avait été promise à coûts sacrifiés... On se demande ce qui
reste à la Bourse pour se maintenir dans l’existence — à part les
intérêts particuliers du capital financier, il est vrai d’une puissance
tout à fait admirable. La réponse est : d’autres menaces et d’autres
promesses.
La menace agite le spectre d’une « économie sans fonds propres ». Au
premier abord, elle ne manque pas de poids, spécialement en une période où
l’on dénonce, non sans raison, la croissance hors de contrôle des dettes
privées. Or refuser aux entreprises les bienfaits de la Bourse, n’est-ce
pas les renvoyer aux marchés obligataires ou au crédit bancaire,
c’est-à-dire à plus de dette encore — et tout le pouvoir aux banquiers,
espèce que la crise nous a rendue si sympathique ? Mais une économie sans
Bourse n’est pas du tout une économie privée de fonds propres. Trop
occupée à vanter ses propres charmes, la Bourse a fini par oublier que
l’essentiel des fonds propres ne vient pas d’elle... mais des entreprises
elles-mêmes, qui les sécrètent du simple fait de leurs profits,
transformés en capital par le jeu de cette opération que les comptables
nomment le « report à nouveau » : chaque année le flux de profit dégagé
par l’entreprise vient grossir le stock de capital inscrit à son bilan…
du moins tant qu’elle ne l’abandonne pas aux actionnaires sous la forme de
dividendes.
On dira cependant que l’apport de fonds propres externes (ceux
d’actionnaires donc) revêt une importance particulière quand précisément
l’entreprise va mal et, par elle-même, ne dégage plus assez de fonds
propres internes par profit et « report à nouveau ». Le sauvetage
d’entreprises en difficulté ne révèle-t-il pas l’ultime vertu de
l’intervention actionnariale, et seules des injections providentielles de
capitaux propres ne peuvent-elles pas y pourvoir ? La belle idée : en
général, les repreneurs s’y entendent pour mettre au pot le moins possible
et pour mener leur petite affaire soit en empochant les subventions publiques,
soit en ayant prévu de revendre quelques morceaux de gré à gré, soit en
profitant du règlement judiciaire pour restructurer les dettes et larguer du
salarié ; et le plus souvent par un joyeux cocktail mélangeant agréablement
tous ces bons ingrédients — fort peu actionnariaux.
Comme le cercle commence à se refermer méchamment et que la liste des
supposés bienfaits est déjà à l’état de peau de chagrin, on aura
bientôt droit au cri désespéré : « Et les start-up ? » Les start-up, la
révolution technologique en marche, celle qui nous a donné Internet (juste
après que l’armée eut posé les tuyaux et les chercheurs inventé les
protocoles...), celle qui enfin nous offrira bientôt des gènes refaits à
neuf, comment les ferait-on éclore sans la Bourse ? Bien sûr on a pu se
tromper un peu quant à la réalité de ses bienfaits, mais tout sera
pardonné quand on aura redécouvert ses véritables, ses irremplaçables
prodiges : des promesses d’avenirs radieux.
C’est peut-être dans ce registre prophétique des lendemains technologiques
que le discours boursier, par ailleurs si déconsidéré, trouve son ultime
redoute — avec parfois l’improbable secours de technologues de gauche,
écolos amis de la chimère ayant reçu pour nom « croissance verte », ou
enthousiastes du « capitalisme cognitif » (certains, pas tous...) qui nous
voient déjà savants et émancipés par le simple empilement des ordinateurs
connectés en réseau.
Or il est exact que le financement des start-up semble échapper au système
financier classique, et notamment bancaire. Le propre de ces entreprises
naissantes tient en effet à la difficulté de sélection qu’elles
présentent aux financeurs potentiels du fait même du caractère inédit de
leurs paris techniques et de la très grande incertitude qui en découle,
faute de références passées auxquelles les comparer. On connaît
l’argument : sur dix start-up soutenues, neuf seront d’épouvantables
bouillons mais peut-être la dixième une magnifique pépite qui, bien
poussée jusqu’à l’introduction en Bourse, décrochera la timbale —
comprendre : enrichira ses actionnaires de départ, qu’on nomme, tout
ridicule abattu, des business angels (« anges des affaires »), et fera mieux
que les réconforter de leurs pertes sur les neuf autres.
Cette économie de la péréquation très particulière, propre aux
entreprises technologiques naissantes, rendrait donc « indispensable » la
sortie en Bourse et impossible le financement par le crédit : le banquier
facturant en gros le même taux d’intérêt aux dix perdrait tout, intérêt
et principal, sur neuf et ne gagnerait que ses quelques pour-cent sur la
dixième ; bien trop peu pour que l’opération globale ne soit pas très
perdante, et par suite définitivement abandonnée.
Il faut reconnaître que l’argument ne manque pas de sens. Il manque juste
à être irrésistible. Car il ne faut pas beaucoup d’imagination pour
envisager un taux d’intérêt qui soit, non plus fixe, mais défini comme
une certaine part des profits, éventuellement révisable (à la hausse) sur
les premières étapes du cycle de vie de l’entreprise. Si celle-ci est
effectivement un bingo, elle le prouvera par ses bénéfices, et cette
péréquation-là réjouira le banquier comme la péréquation boursière
avait réjoui le business angel. Creusant un tout petit peu plus cependant, on
finira par tomber sur la réalité moins glorieuse des mobiles qui font tenir
les discours généraux du financement en capital des start-up et des héros
technologiques.
L’introduction en Bourse a pour finalité essentielle... d’enrichir à
millions les créateurs d’entreprise et leurs « anges » accompagnateurs.
On les croyait mus par l’idée générale du progrès technique, le
bien-être matériel de l’humanité et la passion d’entreprendre : ils
n’ont le plus souvent pas d’autre idée que de faire fortune aussi vite
que possible et de prendre une retraite très avancée — il n’y aurait pas
de test plus dévastateur que de voir ce qui, la promesse de fortune
boursière retirée, resterait des troupes des vaillants entrepreneurs. Des
cohortes boutonneuses de la nouvelle économie, combien n’avaient pour idée
fixe que de bricoler au plus vite une petite affaire susceptible d’être
revendue et de faire la culbute patrimoniale ?
On fera remarquer que c’est l’essence même du capitalisme que les agents
ne s’y activent pas pour des prunes. Sans doute, mais d’une part on
pourrait, du coup, nous épargner le gospel entrepreneurial, et d’autre part
c’est une chose de désirer s’enrichir de sa création d’entreprise,
mais c’en est une autre de ne s’y livrer qu’à la condition (même si
elle n’est qu’à l’état d’espoir) de s’enrichir hors de proportion,
comme c’est devenu la condition implicite mais sine qua non des créateurs
de start-up. Et il est vrai : ce n’est plus la simple rémunération du
travail, ou même le revenu tiré du profit d’entreprise qui peut enrichir
à cette échelle, mais bien la timbale boursière et elle seule.
Et c’est ici le terminus du discours de la Bourse. La Bourse n’est pas une
institution de financement des entreprises — elles n’y vont plus sauf pour
s’y faire prendre leur cash-flow ; elle n’est pas le roc d’une «
économie de fonds propres » — pour l’essentiel ceux-ci viennent
d’ailleurs : des entreprises elles-mêmes ; elle n’est pas la providence
qui sauve les start-up de l’attrition financière — on pourrait très bien
agir autrement.Elle est une machine à fabriquer des fortunes. Et c’est
tout. Bien sûr, pour ceux qui s’enrichissent, ça n’est pas négligeable.
Mais pour tous les autres, ça commence à suffire.
Cupidité déboutonnée
Ainsi, faire la critique de la Bourse conduit immanquablement à retrouver les
vraies forces motrices que le galimatias entrepreneurial s’efforce de
recouvrir : il n’y est en fait question que d’enrichissement. Non pas que
tous les entrepreneurs soient par principe affligés de cette cupidité
déboutonnée — ceux qui ont vraiment l’envie de construire quelque chose
sont mus par d’autres ressorts et se passent de la fortune patrimoniale pour
s’activer (on n’en fera pas des saints pour autant...). Mais seule la
Bourse pouvait installer dans le corps social, ou plutôt dans ses parties les
plus concernées, ce fantasme, désormais fait mentalité, de la
fortune-éclair, légitime récompense des élites économiques, entièrement
due à leur génie créateur et sans laquelle on déclarera qu’on veut faire
fuir le sel de la terre, tuer la vie entrepreneuriale, peut-être même la vie
tout court.
Fermer la Bourse n’a donc pas seulement la vertu de nous débarrasser de la
nuisance actionnariale pour un coût économique des plus faibles, mais aussi
le sens d’extirper l’idée de la fortune-flash, devenue référence et
mobile, cela-va- de-soi pour bien-nés et normalité du « mérite », pour
rappeler que l’argent ne se gagne qu’à hauteur des possibilités de la
rémunération du travail, ce qui, dans le cas des individus qui nous
intéressent, est déjà la plupart du temps largement suffisant. La Bourse
comme miroir à la fortune aura été l’opérateur imaginaire, aux effets
bien réels, du déplacement des normes de la réussite monétaire, et il
n’est pas un ambitieux dont le chemin ne passe par elle — pour les autres,
il y a le Loto, et pour plus personne en tout cas, rapporté à cette norme,
le travail.
Aussi la Bourse a-t-elle cette remarquable propriété de concentrer en un
lieu unique la nocivité économique et la nocivité symbolique, en quoi on
devrait voir une raison suffisante d’envisager de lui porter quelques
sérieux coups. On ne dit pas que les arguments qui précèdent closent
définitivement la discussion de la fermeture de la Bourse, et il y a
sûrement encore bien des objections à réfuter pour se convaincre
définitivement de joindre le geste à la parole. On ne le dit pas donc, mais
on dit seulement qu’au moins il est temps de cesser de s’interdire d’y
penser.
Frédéric Lordon.
Pour ceux qui ont un quart d'heure à perdre.
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