dgé
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Posté le: Lun Jan 11, 2010 01:53 am Sujet du message: souffrance et litterature
D'une manière générale, la vie n'est-elle pas enracinée dans la
souffrance? La blessure n'est-elle pas une composante de la condition humaine?
Ne préside-t-elle pas à toute conscience? N'est-ce pas le trait le plus
universel qui soit, mais en même temps le plus privé, le plus
incommunicable? Face à cette expérience pré-linguistique ou
extra-linguistique, que peut la littérature? La souffrance n'est certes pas
le propre de l'écrivain ni même de l'être humain, mais ce dernier a cette
particularité de conférer à cette expérience anonyme une singularité et
une autre manière d'exister en dehors de son pur senti, en en tenant
registre, en la rendant partageable, visible, lisible. Avec l'art, la
littérature est sans doute le meilleur moyen pour traduire cette expérience
en langage et la mettre en forme.
La littérature est essentiellement, ontologiquement liée à la souffrance.
On pourrait la percevoir comme un vaste répertoire de blessures exposées ou
cryptées, analysées ou dépassées, commotions que créent le simple fait
d'être dans le monde et les avatars de l'existence. D'une période à l'autre
de l'histoire elle a servi de pont des soupirs. L'écrivain donne à ces
douleurs un visage humain, à commencer par ses propres meurtrissures
personnelles. Il me semble qu'au départ l'écriture réside même dans une
souffrance originelle qui constitue pour l'écrivain son monogramme le plus
intime, une blessure fondatrice qui est comme une cicatrice identitaire. C'est
peut-être elle qui pousse à l'écriture, qui l'engendre et la propulse, elle
qui cherche à se frayer un chemin à travers la conscience pour s'affirmer au
grand jour ou qui, au contraire, s'échappe et s'enfouit sous la couverture
des mots et les travaille en sourdine.
Quelle est la nature de cette blessure originelle? Ce peut être une fracture
violente et précise représentant quelque grand choc personnel: par exemple,
la perte d'un parent (ainsi celle du père chez Camus), une aliénation
familiale (comme chez Bataille), l'indigence insupportable d'un milieu (voir
son Maroc natal pour Ben Jelloun), une mutilation (telle la cécité de
Borgès), la naissance d'un enfant handicapé (pensons à Kenzaburo Oé), la
révélation d'une maladie chronique (voir le sida chez Hervé Guibert ou le
cancer chez Fritz Zorn). Parfois la blessure transcende l'individu et provient
d'une injustice historique qui afflige tout un groupe, comme l'aliénation des
femmes dont ont rendu compte les féministes, ou l'exploitation raciste des
colonisés dont ont notamment témoigné nombre d'auteurs africains, ou encore
d'un génocide, d'une crise collective, d'une guerre qui marque les
consciences en profondeur.
Mais la souffrance peut reposer aussi sur une meurtrissure insidieuse, moins
événementielle, qui travaille en hypogée et place le moi en écriture comme
sous perfusion, tel un corps dans un lit de malade. Elle peut rester vague et
s'associer à un malaise existentiel diffus qui nourrit l'oeuvre. Voyez
Adamov: "...si je souffre, c'est qu'à l'origine de moi-même, il y a
mutilation, séparation. Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne
sais pas le nommer, mais je suis séparé." (L'Aveu, 1938) Indicible,
refoulée, la blessure peut languir avant de surgir à la clarté au fil des
livres, si elle y parvient. Longtemps d'oeuvre en oeuvre l'émotion fondatrice
chez Marguerite Duras a résisté au dévoilement, n'apparaissant qu'à
travers des détours, furtivement entre les lignes avant d'éclater dans la
pleine lumière de la sincérité dans ses œuvres de maturité.
Au-delà de la souffrance originelle, il y a aussi, bien sûr, les autres
blessures sporadiques que l'existence au quotidien impose et que l'écrivain
encaisse au fil de son devenir. Toute l'oeuvre de Sarraute, par exemple, met
en scène ce qu'elle appelle des "porteurs d'états" qui mesurent en eux les
coups sans cesse reçus dans les interactions avec les autres: ces menues
ecchymoses, elle les nomme des tropismes et leur confère des proportions
dramatiques pour les mettre en forme et les exposer davantage à
signification.
Ce qui importe cependant ce n'est pas tant la nature des blessures, que leur
retentissement en soi et dans l'écriture. Une souffrance peut se traduire en
peur, en désespoir, en désir de mourir, en auto-dévaluation, en apitoiement
sur soi, en gémissement, en amertume, en cynisme; elle peut inciter à la
fuite, au repliement, provoquer la révolte, engendrer la résignation ou le
cri, le silence ou l'explosion créatrice, voire l'humour (pensons par exemple
à Ferdinando Camon dans La Maladie humaine) ou encore l'ironie et la
dérision: "Rien n'est plus drôle que le malheur" disait Beckett). La
souffrance peut même susciter l'extase si l'on suit la logique mystique de
l'affliction rédemptrice puisque "Dieu n'habite pas les corps bien portants",
nous dit Hildegarde de Bingen. La blessure peut détruire ou au contraire
être formatrice et donner des leçons de vie. A supposer qu'on y survive,
l'écriture fait passer la douleur et la détresse à un autre stade qui est
celui de la souffrance, c'est-à-dire à l'insertion de la blessure dans une
durée et dans un processus de connaissance qui l'intègre dialectiquement à
l'histoire du sujet et dans la mémoire des doléances collectives. La
souffrance est école de lucidité, exercice spirituel, disait Cioran. Son
expression littéraire ménage une distanciation qui aide à l'éclairer, à
questionner son contexte, à faire un bilan et à mesurer le rapport au monde
qu'elle ébranle. Pour l'écrivain, un des aboutissements les plus attendus de
tout travail sur la blessure est sans doute son dépassement artistique.
Déçu dans ses aspirations à être accepté par l'aristocratie de son temps,
Proust certes s'enferme et boude tout le monde mais surtout il se venge de son
échec en écrivant la Recherche. Chacun vise peut-être à écrire sa version
de la blessure retrouvée, c'est-à-dire de la blessure reconstituée par
l'art, transmuée en occasion d'exploration, transcendée en connaissance et
transmise à la postérité.
Comment mettre en forme la souffrance, si on y parvient? Voilà sans doute la
question ultime qui se pose, ici, à l'écrivain. Depuis l'aube des temps,
l'être humain a cherché des moyens pour l'exprimer, en partager l'émotion
et en léguer la mémoire. Les plus anciennes formes littéraires en sont
assurément la tragédie et le lyrisme élégiaque. Dans la suite des
siècles, des complaintes des Héroïdes d'Ovide, fondement de la tradition
amoureuse occidentale, aux autofictions contemporaines qui dissectent le mal
d'être au quotidien jusqu'aux témoignages sur la dépression (Styron,
Labro), de la passion biblique jusqu'aux lamentations romantiques, la
littérature n'a cessé de convoquer tous les genres, y compris la lettre, le
journal, l'essai, la fable, la parabole, voire la comédie, pour en laisser
trace, tout en cherchant sans cesse de nouvelles manières spécifiques de la
dire en parallèle aux autres arts (en particulier, de nos jours, la photo et
le cinéma). Car la gamme d'émotions que suscite la souffrance ne relève pas
que du registre de la représentation, elle transparaît aussi dans la forme.
La modernité littéraire a été marquée par la psychanalyse qui doit
beaucoup à la tragédie pour ses concepts opératoires, c'est-à-dire à un
discours de l'impuissance face à la souffrance. Une des leçons que cette
épistémologie nous a laissées c'est que la "santé" narrative est de nature
homéopathique et qu'elle est condamnée à la circularité: elle se nourrit
de la blessure à petites doses régulières et la souffrance est une histoire
sans fin vouée à la révision perpétuelle. C'est ce à quoi on n'échappe
pas. Autrement dit, la mise en mots de la blessure ne la supprime pas, elle la
présente selon une perspective différente et aide à vivre mieux en
l'intégrant à la trame de l'existence. De même la littérature ne guérit
pas vraiment la blessure, elle en propose seulement ce qu'on pourrait appeler
une "circanalyse", elle offre d'autres angles d'approche, en suggère des
intensités nouvelles, lui confère une intériorité et une profondeur, elle
en est la quatrième dimension réfléchie, elle rend l'insoutenable plus
soutenable vers un accomplissement autre. Ecrire la blessure ne l'efface pas,
mais sa mise en forme littéraire enlève du poids à la douleur comme si elle
permettait un détachement, un soulagement et un apaisement. Le poème est un
merveilleux calmant, disait Bachelard. La littérature confère à la
souffrance le repos de la forme. Nous ne serions que douleur brute et passive
sans les mots pour la dire et que détresse subjective pure sans la
littérature pour la communiquer avec une certaine distanciation.
La littérature tire aussi de la souffrance son pouvoir de révolte. Dans une
ère de douleur et d'incompréhensible terreur comme la nôtre, dominée par
le dangereux mythe de la Vérité absolue que de Grands Récits débilitants
croient incarner et qu'ils se disputent, il importe à la littérature de
donner une voix à ce qui souffre et à ce qui est réprimé par ces discours
dominants, en ayant recours à de “mini-récits” ou "mini-textes"
situationnels qui expriment l'indicible et les douleurs autour de soi:
confessions, témoignages, mémoires, journaux intimes, monologues lyriques,
saynètes, poèmes, élégies, narrations brèves, textes haptistes comme je
les ai appelés qui captent les menus discours du quotidien pour les retourner
contre les grandes narrations oppressantes, la littérature doit mettre en
oeuvre tous les moyens dont elle dispose dans la remise en question permanente
des Grands Récits, pour dévoiler les souffrances qu'ils sèment, lutter
contre l'oubli, mais aussi révéler des joies insolentes, défiantes,
subversives qui sont autant de petites victoires sur l'insensé.
Parfois cependant, la littérature échoue à dépasser la blessure et
accroît même la souffrance. La torture de l'abandon et de la trahison, dont
tant ont témoigné dans l'histoire littéraire, enlève à la vie de Pavese
ce qui lui restait de ressort et ne lui laisse que la mort pour tout horizon,
qu'il se donne à 42 ans. Les nombreux suicides d'écrivains incitent à ne
pas trop idéaliser la littérature, car il arrive que, loin de s'en
distancier, l'écriture rouvre sans cesse la blessure et s'y enfonce comme
dans un abysse sans pouvoir en sortir. Le mal sape alors tout ce qui est
vital, les sources créatrices se tarissent dans ce ressassement
mélancolique, toute la vie intérieure se mobilise dans un seul sens. La
littérature se retourne en auto-destruction, ce que pour beaucoup elle est
déjà par définition de toute façon. A un certain niveau d'exigence, il est
vrai, tout art n'a-t-il pas ce pouvoir vampirique de sorte que la pratique
artistique court toujours le risque de faire partie du problème qu'elle
cherche à surmonter? Voilà peut-être pourquoi certains l'abandonnent à un
moment de leur itinéraire. A la fin de sa vie, Kafka dresse un bilan vraiment
sombre sur la littérature qu'il considère l'avoir détourné de ce qu'il
appelle dans son Journal "la joie de vivre d'un homme sain et utile". Cette
remarque dépasse la seule personne de l'écrivain et affecte son entourage
immédiat. Combien d'amours détruites, de familles brisées, de destins
bafoués par la passion exclusive de l'écrivain et par sa solitude
nécessaire? Combien de blessés cette activité totalitaire a-t-elle laissés
autour d'elle dans l'histoire de la littérature? Il serait intéressant de
revoir les siècles de production littéraire du point de vue des proches qui
l'ont subie et l'ont accompagnée. D'une manière insensée, l'écrivain
sacrifie souvent des bonheurs et des modes de vie alléchants pour écrire. Et
c'est parfois tout le monde autour de lui qui peut s'en ressentir. Combien
d'auteurs encore se plaignent eux-mêmes des souffrances que leur impose leur
art et qui, pourtant, s'acharnent à continuer. Mais c'est là une autre
dimension qui touche aux tourments de l'écriture, lesquels ne se séparent
pas non plus, pourvu qu'on y croie, du profit symbolique qu'on en tire:
plaisir de se sacrifier en vue d'une satisfaction plus grande à laquelle on
aspire, joie supérieure de dépasser par l'oeuvre la médiocrité d'une
existence sans transcendance et qui se nourrit de miroitantes possibilités de
réparation, de compensation ou de survie par l'art.
Par la littérature, la souffrance éveille la compassion pour autrui et la
solidarité humaine. Elle rend plus ouvert à celle des autres. Elle ne divise
pas, elle rassemble. Elle crée de l'empathie. Elle aide à saisir la blessure
d'autrui, à la porter, à la comprendre, peut-être même à éclairer les
siennes propres à travers elle en suscitant le dialogue des blessures en
sous-texte. Un danger guette cependant l'écrivain devant la blessure
d'autrui: celui du voyeur qui prend des notes devant un souffrant au lieu de
l'aider, comme ce journaliste plus soucieux de saisir en photos les derniers
instants d'un mourant que de le secourir. C'est le danger esthétique qui
surévalue l'art aux dépens de la vie. Mais la blessure qui habite
l'écriture dispose davantage la conscience à se mettre à la place de
l'autre. Et si la souffrance devenait un sixième sens qui permette à la
vraie communion d'opérer? Est-ce d'ailleurs un hasard si nombre d'écrivains
ont aussi été médecins, d'Homère (si l'on en croit Ezra Pound) à
Tchékhov, Ringuet ou Ferron au Québec en passant par Rabelais, Breton et
Céline en France, c'est-à-dire des habitués de la souffrance des autres et
qui ont passé une partie de leur vie à la voir et à l'écouter? Par leurs
activités littéraires cependant, ils montrent aussi que les catégories
médicales ne suffisent pas à rendre compte de la douleur, d'où le relais
nécessaire de la littérature pour lui donner un langage. La raison
scientifique peut comprendre et guérir jusqu'à un certain point, mais elle
n'efface pas la commotion en-deçà et au-delà des sutures et des cicatrices.
La littérature agit alors comme un supplément à la blessure, elle est une
conscience qui l'habite, elle ajoute un degré d'exposition qui la prolonge,
elle en explore les répercussions, elle en montre l'abjection et le poignant
jusque dans sa forme. Elle devient don d'étrangeté, elle extirpe la
souffrance du domaine privé pour en remettre la signification aux mains des
lecteurs et peut-être même les soins, tant la lecture libère des forces
prodigieuses. Si l'on accepte que la civilisation réside dans la manière
dont la société traite les émotions (c'est une idée de Norbert Elias), les
artistes et les écrivains ont à jouer un rôle majeur dans leur captation et
même dans l'orientation de leur traitement car ils proposent une intelligence
de l'émotion qui fait avancer l'humanité. Nous sommes revenus de Platon qui,
dans sa République, bannissait les poètes, coupables à ses yeux d'attiser
les émotions qui nuisent à la sérénité raisonnable de la cité.
L'histoire de la civilisation se fonde, on le sait, sur une opposition entre
"raison" et "passion", entre une sorte d'affectivité zéro propice à
l'intelligence d'une part et l'émotion, cause prétendue d'errements moraux
ou de perte de lucidité, d'autre part. Or, et l'expérience le démontre à
l'envie, la raison seule, si valorisée, échoue à rendre compte de la
totalité de l'expérience humaine. Il me semble que les grandes oeuvres
marient justement les deux, raison et passion, intelligence et émotion. En
tout cas l'écrivain me paraît jouer un rôle crucial pour circonscrire ce
magma d'émotions que représente la souffrance humaine.
Si la littérature parle de la blessure sous toutes ses formes, la blessure
révèle aussi des choses sur la nature du littéraire. Elle soulève la
grande question de la littérature, déjà posée par Adorno, celle de sa
raison d'être. Après Auschwitz, Hiroshima, la Bosnie ou le 11 septembre
2001, comment écrire? Sous le coup des catastrophes de l'histoire, la
littérature n'est-elle pas frappée de frivolité? Ronsard pourtant écrit
Les sonnets pour Hélène au lendemain de la Saint-Barthélémy; Descartes, Le
Traité des passions en pleine Fronde; Breton, Arcane 17, son ultime éloge de
l'amour fou, au coeur de la Seconde Guerre mondiale et on a pu écrire des
poèmes à côté des chambres à gaz. Les oeuvres de l'esprit sont des
contretemps, dit Claude Roy dans Défense de la littérature (70). Loin
d'invalider la littérature, les souffrances à grande échelle la rendent
plus indispensable que jamais. Pensons aux chefs-d'oeuvre que la sauvagerie
des guerres, les calamités du colonialisme ou le fléau des épidémies ont
malgré tout engendrés qui survivent à la destruction et qui ont permis d'en
intérioriser la souffrance tout en lui donnant un visage. Pasternak a
rassemblé une vision très personnelle de la révolution russe dans Le
Docteur Jivago. Dans W ou le souvenir d'enfance, Pérec a obliquement rendu
compte de son brusque orphelinage infligé par le nazisme. Agotha Kristof a
saisi comme nul autre tout l'insoutenable des belligérances à travers le
regard de l'enfance dans Le Grand Cahier. Kenzaburo Oé a décrit d'émouvante
façon le désarroi causé par l'impact de la Seconde Guerre au Japon,
notamment dans Dites-nous comment survivre à notre folie. En 1947, Guillevic
publie Fractures, recueil composé de cinq suites poétiques dont l'une
s'intitule Charniers, où les mots cherchent à dire l'horreur devant le
silence insupportable des corps suppliciés. Dans sa pièce La Femme comme
champ de bataille le Roumain Matei Visniec, qui est ici très proche de La
Promise de Xavier Durringer, montre les répercussions individuelles des
remous dans les Balkans. Ferdinand Oyono, Ahmadou Kourouma ou Mongo Beti,
notamment, ont donné le point de vue africain sur les conséquences de
l'impérialisme européen. Le dramaturge américain Israël Horowitz dans
Trois semaines après le paradis réussit à réfléchir sur le 11 septembre
2001 tout en étant personnellement bouleversé par les événements. Sur un
autre registre, la tuberculose a donné l'imposante Montagne magique de Thomas
Mann. La peste a inspiré Camus et ses célèbres réflexions immortelles sur
la souffrance. La liste de telles oeuvres pourrait faire à elle seule
plusieurs volumes. Elles ne suggèrent pas que les désastres de l'histoire
importent peu en regard des réussites de la littérature. Au contraire,
celle-ci sert d'amplificateurs aux malheurs du monde et aide à les dépasser,
à les subsumer à un niveau de conscience supérieur. Voilà autant de
réinventions de la mémoire dont l'entêtement n'est jamais litanique et qui
renouvellent notre perception des choses autant que notre intelligence de
l'émotion. La souffrance met assurément le sujet et l'écriture en crise et
les oblige à évoluer. Elle incite à redéfinir le rapport aux autres et à
l'univers, elle pousse au dépassement, elle invite à reconnaître la triste
insuffisance des formes existantes, elle lance la littérature vers des
sensibilités et des pistes jamais explorées.
Voltaire était, selon Barthes, le dernier des écrivains heureux parce que
son bonheur se traduisait par son triomphe éclatant sur l'obscurantisme.
Aujourd'hui devant le retour en force de la bêtise et la montée des
médiocraties, les écrivains ont beaucoup à faire. Il y a urgence et
nécessité d'une nouvelle présence au monde, même s'il heurte
profondément. Il en va non seulement de leur survie, mais aussi de celle de
l'humanité. Le moi ne peut être rédimé que si le monde l'est avec lui.
L'écrivain n'a pas qu'à s'occuper des après-coups du choc ou qu'à porter
l'éponge aux blessures les mains noircies de peine, tel quelque bon
consolateur humanitaire. Il a encore plus à faire. Comme l'écrit le poète
Yves Bonnefoy dans son recueil Dans le leurre du seuil, (1975):
"Ecrire", une violence
Mais pour la paix qui a saveur d'eau pure"
C'est peut-être là le plus grand défi que la littérature actuelle ait à
relever: contribuer avec ses moyens à vaincre cet adversaire géant qui jette
son ombre en travers de la civilisation, sème la destruction, fait couler le
sang partout, et qui représente l'insulte la plus barbare de l'histoire.
Certes, la littérature a ses limites mais c'est aussi un instrument d'éveil
et de lucidité, une arme robuste contre l'ignorance et la déshérence, une
résistance au non-sens, au néant, à l'oubli, un hymne à la persistance des
lumières.
Dernière édition par dgé le Lun Jan 11, 2010 11:48 am; édité 1 fois
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Posté le: Lun Jan 11, 2010 11:40 am Sujet du message:
C'est intéressant, c'est bien écrit, mais on voit mal à quel moment tu
cesses de parler de l'écrivain comme sujet de cette souffrance pour le
présenter comme témoin d'une souffrance ; de plus, pour ce qui est de la
fiction, m'est avis qu'on pourrait toujours y trouver quelque chose y
ressemblant à une souffrance, ne serait-ce que par le fait qu'une fiction se
présente comme une situation initiale, un élément perturbateur, puis des
péripéties pour atteindre, parfois, un autre état, une autre situation (je
ne connais pas de livres avant-gardistes ne répondant pas à ce schéma,
d'autres apporteront sans doute des précisions et des corrections).
L'élément perturbateur peut toujours être vécu comme souffrance ou
frustration, qu'il soit le fait que la belle-mère passe à la maison, ou que
l'on retrouve le cadavre de Laura Palmer sur la grive.
Autre passage qui me frappe :
dgé a
écrit: | il importe à la
littérature de donner une voix à ce qui souffre et à ce qui est réprimé
par ces discours dominants, en ayant recours à de “mini-récits” ou
"mini-textes" situationnels qui expriment l'indicible et les douleurs autour
de soi: confessions, témoignages, mémoires, journaux intimes, monologues
lyriques, saynètes, poèmes, élégies, narrations brèves, textes haptistes
comme je les ai appelés qui captent les menus discours du quotidien pour les
retourner contre les grandes narrations oppressantes |
D'une certaine manière cela m'évoque surtout la vague de littérature macdo,
qui d'ailleurs n'est pas l'apanage de notre époque moderne même si elle en
voit une prolifération intempestive, qui sont souvent, comme ce que tu
décris, à la fois d'une échelle plus petite, plus personnelle, mais très
souvent justement trop centrée sur soi ou sa petite perception d'un monde
trop grand : "confessions, témoignages,
mémoires, journaux intimes...". Pourquoi ne pas différencier, donc,
petites et grandes souffrances, et oeuvres, d'une manière un peu plus
explicite? (le livre de Genette sur l'hypertextualité t'intéresserait
sûrement dans cette optique, Palimpsestes).
dgé a
écrit: | Depuis l'aube des
temps, l'être humain a cherché des moyens pour l'exprimer, en partager
l'émotion et en léguer la mémoire. Les plus anciennes formes littéraires
en sont assurément la tragédie et le lyrisme
élégiaque. |
Les plus anciennes formes littéraires sont surtout des textes de sagesse
égyptiens et mésopotamiens (les conseils de Ptahhotep à son fils, les
instructions de Shuruppak), des hymnes aux dieux (qui sont loin d'être
toujours des simples poèmes, car ils sont plus souvent des listes
d'épithètes remplies de jeux de mots), des contes et épopées à la
manière des 1001 nuits (Sinouhé, le Paysan éloquent, Satni et les momies,
le récit de Gilgamesh...), des formules magiques (textes dits "des
Pyramides", "des Sarcophages") et des traités de divination (je les mets ici
car très souvent la divination tient énormément des jeux de mots - à ces
époques les mots étaient perçus comme tout à fait signifiants et faisaient plus que de simplement désigner une
chose ou un concept, mais l'incarnaient comme une fenêtre magique) ; et autant tu pourras
toujours retrouver - si tu cherches - un concept de souffrance dans ces
textes, surtout dans un texte de divination ou un texte "lamentatif" comme le
dialogue d'Ipuwer, autant ce serait plus risqué de l'y voir partout, comme
par exemple dans une liste d'épithètes de tel dieu... non?
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