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Posté le: Sam Jan 09, 2010 23:45 pm Sujet du message: Aloysius de la Nuit.
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Les volets étaient fermés et la pièce, qui servait de bureau et de salon à
la fois, comme dérobée au monde extérieur ; Aloysius avait apporté un soin
tout particulier à l’atmosphère du lieu, par un jeu de lumières tamisées
enveloppant l’endroit tout entier d’une palpable étrangeté. Un halogène
était réglé à la luminosité minimale et recouvert d’un filtre rouge ;
il voilait un pan entier de la pièce d’une atmosphère sanguine, tandis
qu’ailleurs clignotaient contre les parois les lumières et les ombres de
nombreuses petites bougies, disposées çà et là. Dans l’air flottait une
odeur de storax. Et lui, Aloysius, assis solennellement à son bureau,
semblait figé, dans un recueillement hiératique.
Lorsque ses yeux grand ouverts se teintirent comme dans un rêve, ayant
atteint une sorte d’état second durant lequel son corps prenait le pas sur
les choses et le laissait comme simple spectateur de la scène —
léthargique, voué à l’amnésie… Aussitôt l’état auto-hypnotique
atteint, le bras eut une impulsion : au début, c’était une sensation
confuse, comme une attirance vers l’état de mouvement — comme lorsque
l’on s’apprête à tendre le bras pour appuyer sur un interrupteur, dans
cette seconde qui suit la prise de décision et précède le mouvement en
lui-même, cette seconde où l’acte est proféré mais pas encore réalisé, en attente, en expectation. Ainsi son bras se tendit, prit
un élégant stylo à bille noir, et s’approcha d’une feuille
impeccablement blanche posée sur le bureau — dans le sens du méridien,
donc légèrement incliné par rapport à l’axe du meuble.
Le stylo se posa comme de lui-même sur le papier blanc et y fit un gros point
sale du fait de l’encre agrégée à la bille. Puis, peu de temps en fait
après la solennelle posée, des micro-mouvements le firent dériver comme un
bateau à la dérive : envers et contre tout, luttant contre les caprices du
vent — un vent d’ouest, de gauche à droite. Comme un escargot fortement
alcoolisé, il laissait sa trace, illisible et continue.
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Les dernières senteurs d’encens n’occupaient plus que quelques recoins
de la pièce ; les bougies accumulées dans la corbeille comme à l’issue
peu romantique d’une fête plus belle ; une lumière électrique baignait le
bureau dans un halo dont le charme n’avait plus rien de suranné. Une
légère brise rafraîchissait la pièce et l’on discernait par la fenêtre
ouverte des rues, des immeubles et le bruit lointain d’une auto.
Au milieu, Aloysius se faisait du thé aux agrumes, épuisé physiquement et
mentalement, mais sans envie de dormir. Posée sur le bureau, la feuille
présentait d’épais gribouillis qui ressemblaient à une imitation
maladroite d’une écriture en arabe, désordonnée et sans lignes virtuelles
pour porter les lettres de l’abjad. Il y retournait régulièrement, afin de
discerner du sens dans tout cela — car l’épisode ne lui avait laissé
aucun souvenir, même l’amnésie du corps ne trahissait rien de ce qui avait
pu se passer, si ce n’était la fatigue. Parfois, des bouts de phrases ou de
mots surgissaient du seul témoin de l’expérience, très lointains et
apparemment sans aucun lien entre eux.
Il y avait quelque chose à propos d’Hittites, à propos de maladie, à
propos de la Lune, et à propos des flammes qui miroitaient la carte des
étoiles. Devait-on en déduire qu’il avait canalisé et réalisé des souvenirs
cryptoarchéologiques, ou que devant ses yeux hagards avait du faire forte
impression la lueur d’innombrables bougies chevrotantes, que son esprit
tourné vers le ciel y avait décalqué une cosmique pathologie ?
N’était-ce d’ailleurs pas là une expérience épileptique ? Sirotant le
thé, il se plut à imaginer des liens plus que nécessaire(s). Et dans la
minute d’après, il souriait, riant intérieurement de son jeu d’écriture
automatique.
Entia non sunt multiplicanda præter
necessitatem.
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