Méphistophélès
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Posté le: Dim Juin 15, 2008 10:09 am Sujet du message: Franz Kafka: une écriture paranoïaque
Franz Kafka: une écriture
paranoïaque
Kafka est obsédé par le regard. Son œuvre toute entière pourrait se
résumer en un tiraillement perpétuel entre deux dynamiques : l’exhibition
et l’occultation. Il faut soustraire le corps abject du héros kafkaïen,
frapper d’inexistence une nature qui blesse les regards, tout autant qu’il
est plaisant de montrer ce corps - ou pour mieux dire – de le jeter en
pâture à la foule. L’esthétique kafkaïenne est fondamentalement une
esthétique sadomasochiste. Il y a une victime : le protagoniste, il y a aussi
un bourreau : autrui.
La victime se caractérise toujours par son innocence – K ignore pourquoi il
est inculpé, Samsa ignore pourquoi il se transforme – mais cette innocence
est modulée par un profond sentiment de culpabilité, et c’est-là une
preuve suffisante pour le condamner. Le héros kafkaïen est à l’image de
ces figures mythiques que l’on trouve dans la tragédie racinienne : puisque
le destin s’acharne sur elles, il faut bien qu’elles soient coupables,
qu’il y ait une raison à tout cela. La punition précède la faute, et
selon une logique cruellement biaisée, la punition appelle la faute. Comme le
fait remarquer Roland Barthes (Sur
Racine), la victime excuse sans cesse son bourreau, elle consent à se
rendre coupable, dans la mesure où il est inconcevable pour elle que le
destin soit injuste, qu’elle puisse être punie tout en étant innocente.
Que ce soit chez Racine ou chez Kafka, la finalité est du reste la même : il
faut inspirer au lecteur la crainte et la pitié.
La culpabilité chez Kafka n’est pas seulement un sentiment, c’est une
marque physique qui le distingue des autres, elle le hisse au centre des
regards – en cela, la culpabilité apparaît clairement comme une forme de
narcissisme. Cependant l’objet que l’on exhibe n’est pas un modèle,
c’est tout au contraire un objet d’affliction. Il y a une jouissance
sadique à montrer l’homme parvenu au dernier degré de la déchéance,
comme pour dire : « voici ce qui vous répugne, ce qui devrait être caché,
me voici, moi, dans toute mon ignominie : punissez-moi ». Qu’il soit cafard
ou jeûneur amaigri, reposant mollement dans sa petite cage de fer, le héros
kafkaïen a perdu toute dignité, toute humanité : il répugne autant qu’il
fascine. Il n’existe pas hors du regard d’autrui, car c’est autrui qui
le façonne. Aussi, le protagoniste de la nouvelle Un artiste de la faim prend-il plaisir à se montrer à la
foule, et la foule prend-elle plaisir à le voir. Que la foule se détourne de
lui, et il n’existe plus, il meurt, jusqu’à son cadavre que l’on oublie
quelque part au fond d’une ménagerie.
Il y a chez Kafka cette obsession du jugement. Montrer, c’est soumettre la
victime à la sentence d’autrui, à celle du Père – certains écrits tels
que Le Procès ou Le Verdict sont assez révélateurs de cette
thématique – ; aux antipodes, cacher, c’est retarder le plus possible le
moment fatidique où la victime devra se montrer. Ce moment est soigneusement
préparé, mis en scène pourrait-on dire. A la manière d’un acteur qui
soignerait son entrée, le héros kafkaïen est un show-man. Le passage de
l’ombre à la lumière, de la solitude d’une chambre close à
l’ouverture sur la société, est avant tout une transition d’ordre
métaphysique : l’on passe du rêve à la réalité, de la pensée à la
forme. Dans une certaine mesure, c’est à ce moment-là que la culpabilité
arrive à maturation, qu’elle se concrétise, explose. C’est le moment
tragique où tout se dévoile. En schématisant quelque peu, l’on arrive à
un déploiement en trois actes : prise de conscience de la faute (le
personnage est inculpé), tentative d’occultation de cette dernière (le
personnage présente sa défense), révélation finale débouchant souvent sur
la mise à mort (le personnage est condamné).
Le jugement possède deux caractéristiques primordiales : primo, il se
prononce toujours à l’encontre du héros, deuxio, il est unanime.
Peut-être faut-il voir dans le détachement apparent du narrateur vis-à-vis
du personnage, l’expression même de cette unanimité. Loin de
s’identifier à son héros, l’instance narrative semble incarner la doxa, l’opinion publique. Cette entité
vague mais omniprésente, fondamentalement hostile, c’est une fois encore un
regard étranger pointé sur la victime, une condamnation latente. Que
l’humour noir se substitue à toute empathie est du reste très révélateur
de ce phénomène : nous ne plaignons pas le héros kafkaïen, nous nous rions
de lui, nous le trouvons ridicule. Pour autant, il ne faut pas s’y tromper,
c’est bien lui-même que peint Kafka lorsqu’il s’essaye à
l’écriture. Le récit kafkaïen est un récit paranoïaque, dont la
principale qualité est d’épouser la forme même de ce dérangement
psychique : c’est un mouvement qui tend vers l’exclusion, la contraction,
le barricadement . Le protagoniste entre au-dedans de lui-même afin de ne
laisser aucune trace de son passage dans la sphère textuelle : et c’est
dans le néant de l’interligne que l’auteur et son personnage se
retrouvent, se confondent, et s’annulent.
Oscillant sans cesse entre pudeur et intimité, introversion et prise de
distance, la frustration et la paranoïa sont un seul et même grondement qui
s’élève, triomphant, dans le récit kafkaïen, balayant tout sur son
passage : le réel, le vraisemblable ; jusqu’à ce qu’il ne reste plus
rien, et que l’auteur puisse jouir de ce repos éternel qui est celui du
coupable, enfin condamné.
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Méphistophélès
Suprème actif
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Posté le: Mar Juin 17, 2008 09:44 am Sujet du message:
Long ? Pas intéressant ? Compliqué ? Journée difficile ?
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Silver Mercure
Habitué(e)
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Messages: 16777195
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Posté le: Mar Juin 17, 2008 10:10 am Sujet du message:
inutile d'insister, tu auras tes résultats en même temps que tout le monde
sur le site de l'académie !!
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Invité
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Posté le: Mar Juin 17, 2008 10:25 am Sujet du message:
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Galior
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Posté le: Mar Juin 17, 2008 10:30 am Sujet du message:
Méphistophélès a
écrit: | Long
? |
Oui
Méphistophélès a
écrit: | Pas intéressant
? |
Si, je trouve. C'est bien écrit, j'ai réussi à lire jusqu'au bout (malgré
mon exaspération grandissante à la vue d'une analyse de texte).
Méphistophélès a
écrit: | Compliqué
? |
Quand on n'a rien lu de Kafka, peut-être bien... (Aouch ! Grillée)
|
?
Membre
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Posté le: Jeu Juin 19, 2008 10:15 am Sujet du message: Re: Franz Kafka: une écriture paranoïaque
Méphistophélès a
écrit: | Franz Kafka: une écriture paranoïaque
Kafka est obsédé par le regard. Son œuvre toute entière pourrait se
résumer en un tiraillement perpétuel entre deux dynamiques : l’exhibition
et l’occultation. Il faut soustraire le corps abject du héros kafkaïen,
frapper d’inexistence une nature qui blesse les regards, tout autant qu’il
est plaisant de montrer ce corps - ou pour mieux dire – de le jeter en
pâture à la foule. L’esthétique kafkaïenne est fondamentalement une
esthétique sadomasochiste. Il y a une victime : le protagoniste, il y a aussi
un bourreau : autrui.
La victime se caractérise toujours par son innocence – K ignore pourquoi il
est inculpé, Samsa ignore pourquoi il se transforme – mais cette innocence
est modulée par un profond sentiment de culpabilité, et c’est-là une
preuve suffisante pour le condamner. Le héros kafkaïen est à l’image de
ces figures mythiques que l’on trouve dans la tragédie racinienne : puisque
le destin s’acharne sur elles, il faut bien qu’elles soient coupables,
qu’il y ait une raison à tout cela. La punition précède la faute, et
selon une logique cruellement biaisée, la punition appelle la faute. Comme le
fait remarquer Roland Barthes (Sur
Racine), la victime excuse sans cesse son bourreau, elle consent à se
rendre coupable, dans la mesure où il est inconcevable pour elle que le
destin soit injuste, qu’elle puisse être punie tout en étant innocente.
Que ce soit chez Racine ou chez Kafka, la finalité est du reste la même : il
faut inspirer au lecteur la crainte et la pitié.
La culpabilité chez Kafka n’est pas seulement un sentiment, c’est une
marque physique qui le distingue des autres, elle le hisse au centre des
regards – en cela, la culpabilité apparaît clairement comme une forme de
narcissisme. Cependant l’objet que l’on exhibe n’est pas un modèle,
c’est tout au contraire un objet d’affliction. Il y a une jouissance
sadique à montrer l’homme parvenu au dernier degré de la déchéance,
comme pour dire : « voici ce qui vous répugne, ce qui devrait être caché,
me voici, moi, dans toute mon ignominie : punissez-moi ». Qu’il soit cafard
ou jeûneur amaigri, reposant mollement dans sa petite cage de fer, le héros
kafkaïen a perdu toute dignité, toute humanité : il répugne autant qu’il
fascine. Il n’existe pas hors du regard d’autrui, car c’est autrui qui
le façonne. Aussi, le protagoniste de la nouvelle Un artiste de la faim prend-il plaisir à se montrer à la
foule, et la foule prend-elle plaisir à le voir. Que la foule se détourne de
lui, et il n’existe plus, il meurt, jusqu’à son cadavre que l’on oublie
quelque part au fond d’une ménagerie.
Il y a chez Kafka cette obsession du jugement. Montrer, c’est soumettre la
victime à la sentence d’autrui, à celle du Père – certains écrits tels
que Le Procès ou Le Verdict sont assez révélateurs de cette
thématique – ; aux antipodes, cacher, c’est retarder le plus possible le
moment fatidique où la victime devra se montrer. Ce moment est soigneusement
préparé, mis en scène pourrait-on dire. A la manière d’un acteur qui
soignerait son entrée, le héros kafkaïen est un show-man. Le passage de
l’ombre à la lumière, de la solitude d’une chambre close à
l’ouverture sur la société, est avant tout une transition d’ordre
métaphysique : l’on passe du rêve à la réalité, de la pensée à la
forme. Dans une certaine mesure, c’est à ce moment-là que la culpabilité
arrive à maturation, qu’elle se concrétise, explose. C’est le moment
tragique où tout se dévoile. En schématisant quelque peu, l’on arrive à
un déploiement en trois actes : prise de conscience de la faute (le
personnage est inculpé), tentative d’occultation de cette dernière (le
personnage présente sa défense), révélation finale débouchant souvent sur
la mise à mort (le personnage est condamné).
Le jugement possède deux caractéristiques primordiales : primo, il se
prononce toujours à l’encontre du héros, deuxio, il est unanime.
Peut-être faut-il voir dans le détachement apparent du narrateur vis-à-vis
du personnage, l’expression même de cette unanimité. Loin de
s’identifier à son héros, l’instance narrative semble incarner la doxa, l’opinion publique. Cette entité
vague mais omniprésente, fondamentalement hostile, c’est une fois encore un
regard étranger pointé sur la victime, une condamnation latente. Que
l’humour noir se substitue à toute empathie est du reste très révélateur
de ce phénomène : nous ne plaignons pas le héros kafkaïen, nous nous rions
de lui, nous le trouvons ridicule. Pour autant, il ne faut pas s’y tromper,
c’est bien lui-même que peint Kafka lorsqu’il s’essaye à
l’écriture. Le récit kafkaïen est un récit paranoïaque, dont la
principale qualité est d’épouser la forme même de ce dérangement
psychique : c’est un mouvement qui tend vers l’exclusion, la contraction,
le barricadement . Le protagoniste entre au-dedans de lui-même afin de ne
laisser aucune trace de son passage dans la sphère textuelle : et c’est
dans le néant de l’interligne que l’auteur et son personnage se
retrouvent, se confondent, et s’annulent.
Oscillant sans cesse entre pudeur et intimité, introversion et prise de
distance, la frustration et la paranoïa sont un seul et même grondement qui
s’élève, triomphant, dans le récit kafkaïen, balayant tout sur son
passage : le réel, le vraisemblable ; jusqu’à ce qu’il ne reste plus
rien, et que l’auteur puisse jouir de ce repos éternel qui est celui du
coupable, enfin condamné. |
Tu dis sans doute vrai
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Invité
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Posté le: Mer Juin 25, 2008 14:30 pm Sujet du message:
Méphistophélès est un génie ! je le dis toujours c'est un génie !
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dgé
Membre
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Messages: 318
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Posté le: Lun Juil 07, 2008 21:17 pm Sujet du message:
Mephistophélés ton analyse de l'oeuvre kafkaienne est certes pertinente et
trés bien construite ce qui ne fait aucun doutes. Toutefois fais-tu cela afin
de nous apporter ton point de vu sur le sujet ou est-ce-que c'est dans le but
de te rassurer par rapport à un exam que tu aurais rendus et dont ton post
serait alors le patchwork ? Quoi qu'il en soit bravo ton analyse est trés
bonne j'espere lire d'autre aussi bonne productions de ton cru
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Méphistophélès
Suprème actif
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Messages: 4299
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Posté le: Mar Juil 08, 2008 09:33 am Sujet du message:
Ceci n'est pas un devoir, Kafka n'est malheureusement pas au programme de
licence de Bordeaux III. Il s'agit, comme tu l'as justement souligné, d'un
patchwork. Et je vous remercie pour vos gentils compliments.
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