| Petimuel De passage
 
  
  
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                Probablement l'un des derniers textes que je
posterai sur ce forum, que je ne quitterai pas des yeux pour autant. Posté le: Lun Mar 24, 2008 21:42 pm    Sujet du message: L'Epave 
 
 L'EPAVE
 
 I
 
 Entends-tu, sous tes pas, rouler l'onde marine?
 Sais-tu que tu parcours des courants enneigés
 Qui s'entrouvrent parfois sur des néants piégés
 Comme on ouvre le drap d'une couche enfantine?
 
 Marcher ainsi vers l'aube est un spectacle rare
 Tu n'as pas d'attention pour l'entrechoc des eaux
 Ni pour le spectre ouvert d'un énorme faisceau
 Qui porte sur ton dos la lumière des phares
 
 Le ciel est déchiré par des éclats superbes
 Et des cris écrasant sinistrement leurs verbes
 Sous les ailes brisées de ces froissements blancs
 
 Des nuées d'albatros rongent une pensée
 Sur la grève où la mer douce avait déposé
 Ton corps blanc trouvé nu, brisé sur les courants
 
 II
 
 C'est là, à quelques nœuds de la rive d'Ouessant
 Que tu gis, ô navire, immobile vigie
 De ton sort désastreux que la mer élargit
 Trop loin pour voir la côte où vivent les passants
 
 Au milieu des barreaux rugissants, tu es seul
 Béhémot encalmé  tout grinçant d'amertume
 Silencieux dans les flots agitant leurs écumes
 Comme on couvre un défunt d'un candide linceul
 
 Des macareux criards aux accents d'évasion
 Vont peupler par beau temps ta poupe désertée
 Et leur chant religieux aux notes lamentées
 Assombrit leurs couleurs lors de ces processions
 
 Le vent pousse toujours tes mâts déshabillés
 Dont la quête abyssale éreinte ta carcasse
 Pauvre squelette écrit dont les ligaments cassent,
 Dans la nuit on peut voir tes orbites briller!
 
 Pauvre âme disloquée, ne sens-tu fourmiller
 Sur ta coque abîmée les doigts tordus et sombres
 Des démons maladifs qui t'entraînent dans l'ombre
 Ni le feu remuant de cet enfer mouillé?
 
 Non, rien, tu ne sens rien, ni la plaie dans ton sein
 Qu'a creusé durement cette pierre dressée
 Comme un doigt fourrageant ton étrave blessée
 Accusateur géant du panthéon marin
 
 Ni le sable alourdir ton immobilité
 Dans la cale trempée où les caisses de vivres
 Et les cadavres blancs gisent avec les livres
 Et les flancs persillés de ce roc invité
 
 Et tu restes ainsi loin de tout mouvement
 Comme en sa baille l’ancre accrochée par sa chaîne
 A du sable sous elle, et rêve dans sa peine
 D’y aller se couler pour flotter doucement
 
 Immobile bateau par l'inertie rongé
 Tu attends tout le jour que vienne la marée
 Et que montent en toi les vagues chamarrées
 Pour danser un spectacle en ton corps dérangé
 
 Alors l'eau vient remplir ton stérile estomac
 Et fait gonfler ton cœur comme font les branchies
 Ce sang dont tu rêvais pour ta coque fléchie
 C'est l'étendue des ans qu'autrefois tu aimas!
 
 Oh! oui, tu t'en souviens du triangle doré
 Que laissait le soleil après sa révérence
 - Aujourd'hui l'horizon t'est la côte de France-
 Combien tu avais pu tout ce vide adorer !
 
 Ton corps parfois sentait le délicat sillon
 Que laissaient les poissons dans ce tamis d’étoiles
 Où les amours brillants laissaient courir des voiles
 Qui pouvaient t'apparaître en d'étranges visions
 
 Les jours où tu laissais dériver ton guindeau
 O charogne en sanglots que le soleil embrasse!
 Tu étais au milieu des voûtes du parnasse
 Et tu laissais la mer t'y picorer le dos
 
 Dans les printemps obscurs du cartilage hadal
 Où t'ont parfois mené de douces néréides
 Les serpents violacés sous les profondes rides
 Dessinaient sobrement leur sifflement nuptial
 
 Tu as connu la poix magnifique d’espoir
 Tu t’es trouvé halé par le char de Neptune
 Dans les moires brisées, humides de la lune,
 Tu pouvais deviner ses hippocampes noirs.
 
 Or toi, bateau rompu, lourd de sel et lourd d'eau
 Tu avais assez bu des aqueuses souplesses
 Masse molle et pénible où ta bouche sans cesse
 Allait chercher des toux et des croix de bedeau
 
 Tu as rêvé souvent du calme des hivers
 Voulant t’ababouiner au milieu des bonaces
 Y dormir et rêver à la terre et ces nasses.
 Aujourd’hui que tu dors tu regrettes la mer
 
 Et tu songes ainsi quand tes bois sont enflés
 Par ces longs souvenirs qui t'aiment et t'enivrent
 Et remuent tout, les corps et les caisses de vivres
 Et les tranches dorées que les vers reniflaient
 
 Et les couteaux baveux et les piquants oursins
 Tes laizes ondulant comme des algues longues
 Tes grincements lointains en sanglantes diphtongues
 - Tu ne sens plus passer les heures par essaims-
 
 Les invisibles mains de l’affreux horizon
 Ont tiré tous leurs draps sur cette jarre oblique
 Que jaspe et que remplit ta salive mystique
 Qui pendant ton errance a coulé de ton front
 
 Las, l'eau s'en est allée sous ton ventre penseur
 Et les gouttes alors, lentement avalées
 Sous ta coque te sont tant de larmes salées
 Que l'entier océan semble né de tes pleurs
 
 Non tu ne vivras plus ces trésors de présents
 Tu es seul sur les flots et les vents t'ont choyé
 Monument sombre que, toutes apitoyées
 Les vagues, rondes sœurs, passent en caressant.
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