L'Epave


Poster un nouveau sujet   Répondre au sujet    Forum pour jeunes -> Poésie

Petimuel
De passage
De passage


Sexe: Sexe:Masculin

Inscrit le: 27 Nov 2007
Messages: 63

Message Posté le: Lun Mar 24, 2008 21:42 pm    Sujet du message: L'Epave
Probablement l'un des derniers textes que je posterai sur ce forum, que je ne quitterai pas des yeux pour autant.


L'EPAVE

I

Entends-tu, sous tes pas, rouler l'onde marine?
Sais-tu que tu parcours des courants enneigés
Qui s'entrouvrent parfois sur des néants piégés
Comme on ouvre le drap d'une couche enfantine?

Marcher ainsi vers l'aube est un spectacle rare
Tu n'as pas d'attention pour l'entrechoc des eaux
Ni pour le spectre ouvert d'un énorme faisceau
Qui porte sur ton dos la lumière des phares

Le ciel est déchiré par des éclats superbes
Et des cris écrasant sinistrement leurs verbes
Sous les ailes brisées de ces froissements blancs

Des nuées d'albatros rongent une pensée
Sur la grève où la mer douce avait déposé
Ton corps blanc trouvé nu, brisé sur les courants

II

C'est là, à quelques nœuds de la rive d'Ouessant
Que tu gis, ô navire, immobile vigie
De ton sort désastreux que la mer élargit
Trop loin pour voir la côte où vivent les passants

Au milieu des barreaux rugissants, tu es seul
Béhémot encalmé tout grinçant d'amertume
Silencieux dans les flots agitant leurs écumes
Comme on couvre un défunt d'un candide linceul

Des macareux criards aux accents d'évasion
Vont peupler par beau temps ta poupe désertée
Et leur chant religieux aux notes lamentées
Assombrit leurs couleurs lors de ces processions

Le vent pousse toujours tes mâts déshabillés
Dont la quête abyssale éreinte ta carcasse
Pauvre squelette écrit dont les ligaments cassent,
Dans la nuit on peut voir tes orbites briller!

Pauvre âme disloquée, ne sens-tu fourmiller
Sur ta coque abîmée les doigts tordus et sombres
Des démons maladifs qui t'entraînent dans l'ombre
Ni le feu remuant de cet enfer mouillé?

Non, rien, tu ne sens rien, ni la plaie dans ton sein
Qu'a creusé durement cette pierre dressée
Comme un doigt fourrageant ton étrave blessée
Accusateur géant du panthéon marin

Ni le sable alourdir ton immobilité
Dans la cale trempée où les caisses de vivres
Et les cadavres blancs gisent avec les livres
Et les flancs persillés de ce roc invité

Et tu restes ainsi loin de tout mouvement
Comme en sa baille l’ancre accrochée par sa chaîne
A du sable sous elle, et rêve dans sa peine
D’y aller se couler pour flotter doucement

Immobile bateau par l'inertie rongé
Tu attends tout le jour que vienne la marée
Et que montent en toi les vagues chamarrées
Pour danser un spectacle en ton corps dérangé

Alors l'eau vient remplir ton stérile estomac
Et fait gonfler ton cœur comme font les branchies
Ce sang dont tu rêvais pour ta coque fléchie
C'est l'étendue des ans qu'autrefois tu aimas!

Oh! oui, tu t'en souviens du triangle doré
Que laissait le soleil après sa révérence
- Aujourd'hui l'horizon t'est la côte de France-
Combien tu avais pu tout ce vide adorer !

Ton corps parfois sentait le délicat sillon
Que laissaient les poissons dans ce tamis d’étoiles
Où les amours brillants laissaient courir des voiles
Qui pouvaient t'apparaître en d'étranges visions

Les jours où tu laissais dériver ton guindeau
O charogne en sanglots que le soleil embrasse!
Tu étais au milieu des voûtes du parnasse
Et tu laissais la mer t'y picorer le dos

Dans les printemps obscurs du cartilage hadal
Où t'ont parfois mené de douces néréides
Les serpents violacés sous les profondes rides
Dessinaient sobrement leur sifflement nuptial

Tu as connu la poix magnifique d’espoir
Tu t’es trouvé halé par le char de Neptune
Dans les moires brisées, humides de la lune,
Tu pouvais deviner ses hippocampes noirs.

Or toi, bateau rompu, lourd de sel et lourd d'eau
Tu avais assez bu des aqueuses souplesses
Masse molle et pénible où ta bouche sans cesse
Allait chercher des toux et des croix de bedeau

Tu as rêvé souvent du calme des hivers
Voulant t’ababouiner au milieu des bonaces
Y dormir et rêver à la terre et ces nasses.
Aujourd’hui que tu dors tu regrettes la mer

Et tu songes ainsi quand tes bois sont enflés
Par ces longs souvenirs qui t'aiment et t'enivrent
Et remuent tout, les corps et les caisses de vivres
Et les tranches dorées que les vers reniflaient

Et les couteaux baveux et les piquants oursins
Tes laizes ondulant comme des algues longues
Tes grincements lointains en sanglantes diphtongues
- Tu ne sens plus passer les heures par essaims-

Les invisibles mains de l’affreux horizon
Ont tiré tous leurs draps sur cette jarre oblique
Que jaspe et que remplit ta salive mystique
Qui pendant ton errance a coulé de ton front

Las, l'eau s'en est allée sous ton ventre penseur
Et les gouttes alors, lentement avalées
Sous ta coque te sont tant de larmes salées
Que l'entier océan semble né de tes pleurs

Non tu ne vivras plus ces trésors de présents
Tu es seul sur les flots et les vents t'ont choyé
Monument sombre que, toutes apitoyées
Les vagues, rondes sœurs, passent en caressant.

Poster un nouveau sujet   Répondre au sujet    Forum pour jeunes -> Poésie