Bobboutique
Petit nouveau


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Posté le: Mer Sep 12, 2007 13:41 pm Sujet du message: A+, un conte bizarre (2/3)
[u]A+, un conte bizarre
(2° partie de 3)[/u]
Méméjeune : Cool…que fé tu dans ce site de viok ?
Arlequin : La même chose que toi. Mon grand-père est parti promener le
chien et a laissé l’écran ouvert…
Les messages s’intercalent maintenant dans le flux comme autant de petites
bouteilles à la mer et Ribaux sent monter en lui une grande bouffée d’air
frais, un parfum de printemps, une émotion étrange et vivifiante qui
enflamme son vieux cœur un peu desséché.
Maintenant, la petite bavarde comme une pie et lui raconte sa vie d’ado dans
le menu détail, avec un nombre de fautes au centimètre qui défie
l’entendement.
Tout y passe. Sa meilleure amie, Nana, à qui on a fourgué un Ipod chinois,
une vraie camelote dont la pomme n’était même pas croquée ! Il n’y a
pas assez de mémoire pour un album et presque pas de volume ! Une vraie
arnaque… Le jean baggy que sa mère lui a acheté, un bleu délavé qui
déchire…
Le bouquin qu’elle doit lire pour la fin du mois, un truc chiant, plus de
cent pages imprimées tout petit avec un titre de rapeur ‘j’irai cracher
sur vos tombes’…
Notre octogénaire sourit, s’esclaffe et s’amuse comme un fou en se
contentant de relancer le moulin à paroles avec quelques interjections du
genre Oh ! ah ! Et alors ? Pas une seule fois Magda n’a demandé ce
qu’il faisait ou ce qui l’intéressait, toute remplie de sa petite
personne, sans même s’étonner des réponses de son vis-à-vis, rédigées
en bon français et exemptes de fautes d’orthographes.
Et puis soudain :
Méméjeune : Voila Mamie qui rentre… Je coupe… Mercredi 2h, ca colle ?
A+
***
La BMW de Ribaux est presque aussi vieille que lui, mais son moteur ronronne
comme un chat assoupi devant un feu de bois. Il descend l’avenue de
Tervueren à petite allure en direction de Waterloo, où il occupe une villa
beaucoup trop grande pour lui depuis la mort de Rosa, mais qu’il ne se
résout pas à quitter. Peut-être à cause du jardin, une pelouse mal
entretenue entourée d’arbustes où se nichent les oiseaux.
« A+ » ? Qu’est-ce que cela signifie, se demande-t-il en longeant les
étangs Mellaerts, devant lesquels se promène un couple de pensionnés autour
duquel gambade un chien fou, la queue en accent circonflexe.
Une formule algébrique ? Un code informatique ? Ou alors ‘A’ pour amour
et ‘+’ pour beaucoup… le genre ‘peace and love’ des années 80 ?
Douze ans. Comment était sa petite-fille à cet âge-là ? Il l’ignore,
car c’était l’époque où son fils avait accepté ce poste commercial en
Suède…
Il imagine sa chatteuse avec des cheveux courts, rouges ou bleus, hérissés
de toutes parts comme les modèles des magazines pop. Il les voit défiler en
riant dans la rue, toujours par deux ou par quatre, bras dessus, bras dessous,
effrontées et moqueuses, ivres de jeunesse et sûres de plaire.
Qui sait, peut être porte-t-elle un brillant sur la narine ou, pire, un clou
sur la langue comme la nouvelle caissière du grand magasin qui, elle, par
contre, a l’air de s’emmerder ferme avec ses grands yeux vides, fardés de
noir ?
Un coup de klaxon appuyé lui rappelle que le feu rouge devant lequel il
traîne rêveusement est passé au vert depuis trois secondes trois dixièmes.
Il esquisse un geste d’excuse et passe la première, tandis que
l’impatient le double avec un regard noir et méprisant. Un gamin de
quarante ans qui fonce à toute allure dans le mur qui l’attend au bout de
la vie.
« Dégage hé, grand-père ! » Il disparaît déjà à l’horizon.
‘Arrière grand-père’, précise Jean en souriant in petto. La voiture
rugit un peu. Il passe la deuxième.
Magda. Drôle de nom pour une ado du vingt et unième siècle ? Lui qui
pensait qu’elles se prénommaient toutes Nathalie, Cindy ou Jennifer ? Ce
soir, il va terminer le plat chinois qu’il n’a pu finir hier. Le temps de
ranger les assiettes et couverts dans le lave-vaisselle puis de mettre le
café en route, il sera tout juste temps de plonger dans le fauteuil, le dos
bien calé par deux grands coussins, pour suivre le match de la ligue :
Arsenal contre Villa Réal. Les anglais vont gagner, c’est couru.
Et mercredi prochain ? On verra… répond l’octogénaire au visage usé
qui le regarde dans le rétroviseur. Y’a pas le feu au lac. La forêt de
Soignes se referme sur la grosse berline qui glisse à cinquante à l’heure
vers le sud.
***
« Hé bien, Papi… On peut dire que t’es mordu ! » s’écrie la petite
fille en bouclant la ceinture de sa veste Channel, « … tu dragues ou quoi ?
»
« Tu ne crois pas si bien dire… » répond-il en l’observant par-dessus
ses bésicles, les doigts suspendus au-dessus du clavier. « Et le p’tit
bout ? »
« Il dort comme un ange. Je t’ai fait du café. Je rentrerai vers six
heures… » Elle prend son sac au vol, lui donne un bisou sur la joue et
ouvre la porte, lorsqu’il la rappelle avec sa belle voix ‘à la Jean
Rochefort’.
« Dis-moi, ma Puce… que signifie ‘A+’ ? »
Elle le regarde, interloquée, ses jolies boucles blondes ondulant autour du
visage. « Mais ma parole, tu chattes ? »
« Mais bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? » Il hausse les épaules
d’un air faussement accablé, « … si on ne peut plus rien demander ! »
« A plus tard… ‘A+’ veut dire, à plus tard. C’est une expression de
jeunes, un truc pour SMS. Bon, je file, je vais être en retard… » Le
battant claque derrière son dos et notre bisaïeul retourne à son écran sur
lequel défilent depuis quelques minutes déjà les barrettes colorées des
Trucmuch et autre Grandezoa qui s’échangent leurs dernières vannes.
‘A plus tard ! Tu aurais pu trouver tout seul…’ se dit-il en faisant
une moue désabusée, ‘… tu vieillis, mon vieux. Tu vieillis !’ Un coup
d’œil sur le bas de la fenêtre Windows, à droite. 13 :52. Il a encore
le temps de se préparer un espresso à la cuisine.
***
Méméjeune : Bonjour…avec un n… me sus entrainé… tè la ?
Il est quatorze heures pile et le message jaune citron clignote timidement en
commençant déjà à grimper sur l’écran, poussé par un Wilfried vert
bouteille et une Marylin rouge fluo.
Arlequin : Bonjour, tu es à l’heure…
Méméjeune : Me sus ouver un salon…clik en ho sur salon é tape Magda…
Un salon ? Pour Jean Ribaux, ce terme a deux significations possibles. Un
endroit pour intellectuels où on échange des considérations pédantes sur
‘Les bienveillantes’. Ou une alcôve retirée dans un bar où on peut
tripoter une entraîneuse, pour autant qu’on renouvelle sa coupe de
champagne toutes les cinq minutes. Vu les circonstances, il doit forcement
exister une troisième explication ?
Il examine son écran et remarque en effet, en haut à droite, en dessous
d’une bannière lui proposant de trouver l’homme de sa vie, un onglet
grisâtre intitulé Autres salons. Il clique dessus et ouvre une fenêtre
pop-up qui lui demande un nom. Il tape Magda.
Ca y est, elle est là… petit trait jaune qui scintille doucement comme une
étoile sur une vaste page blanche. Car tous les autres ont disparu.
Envolés comme une nuée de moineaux piailleurs. Ils sont seuls.
Méméjeune : T’en a mis du tan…
Arlequin : Je suis content de te retrouver, comment vas-tu ?
Méméjeune : Mè tarrivé un truc pas possib…
Et la voila repartie dans un maelstrom d’aventures extraordinaires, où sa
prof d’histoire a un bas qui file, Nana un voisin qui ressemble à Jérémy
de la Starac, un vieux qui a au moins seize ans, et elle une grosse entorse à
la cheville. En dévalant l’escalier pour prendre le téléphone…
Ribaux est ravi et boit des yeux ces florilèges d’enfant qui s’envolent
sur l’écran comme des bulles de bande dessinée. Il intervient de temps à
autre avec un ?? un !! ou un émoticon. Ça suffit.
La gamine continue à mouliner et mouliner comme quelqu’un qui ****** dans
le vide sur un vélo d’appartement. Intarissable. A croire qu’elle a
vécu depuis un an avec un sparadrap sur la bouche.
Elle est lion, ce sont des gens volontaires et narcissiques, mais ignore ce
que cela signifie… A l’école, ils sont devenus fous et donnent des
devoirs tous les jours, même le week-end. Une devinette : ’qu’est-ce qui
est blanc quand il est sale et noir quand il est propre ?’. Il cherche, ne
trouve pas. Et à l’instant où il donne sa langue au chat...
Méméjeune : Mamie è la… je coup … à mercredi … A+
Elle ne lui a même pas demandé son nom.
***
Plusieurs semaines ont passé. Dans la cuisine de Waterloo, les rayons du
soleil tombent presque droit sur le frigo, signe qu’on vient d’entrer dans
le mois de juillet. C’est dimanche, il fait étouffant et on entend à
travers la fenêtre ouverte pétarader la tondeuse du voisin. Un bourdon
entre en rase-mottes dans la pièce mais repart aussi vite, déçu sans doute
de ne pas y trouver de fleurs.
Notre octogénaire rêvasse devant un café tiède, les coudes appuyés sur la
nappe en plastique de la table. Il transpire, malgré la chemise largement
échancrée sur sa gorge de dindon, et s’éponge avec un essuie-vaisselle.
L’avantage d’être veuf. La télé joue toute seule dans le salon. Une
étape d’un tour de France auquel il n’arrive plus à s’intéresser.
Elle n’appelle jamais le week-end, à cause des ‘vieux’. En semaine,
c’est plus facile. Elle arrive à la maison vers 16h30 et peut chatter
avant que se mère ne rentre du boulot.
Car entre-temps, notre ancêtre s’est acheté un portable et loué une
connexion à haut débit. C’est sa petite-fille qui est venue la lui
installer, avec un tas de commentaires et de sous-entendus qu’il a su
éviter avec habilité. Mais bon… au moment de démarrer le moteur de sa
Panda, elle a quand même eu le temps de lui souffler dans l’oreille,
mi-figue, mi-raisin : « Fais gaffe Papi… n’oublie pas de sortir couvert !
»
Il a regardé le ciel bleu d’un air consterné en se demandant ce qu’elle
voulait dire par là. La voiture tournait déjà au coin de l’avenue.
Mais jamais le dimanche. Magda n’appelle jamais le jour du seigneur et
rarement le samedi. Soupir. Il n’aime pas les jours sans. D’autant plus
qu’ils deviennent de plus en plus longs, maintenant que le soir tombe après
le grand film et que les merles, pinsons, mésanges et autres rouges-gorges
font un tel ramdam dans le feuillage qu’il n’arrive plus à s’endormir
avant minuit.
En plus, c’est bientôt son anniversaire ! Dans quelques jours, le 27.
Après, elle suit ses parents en Espagne et il ne verra plus son petit clin
d’oeil jaune sur l’écran pendant tout un mois, trente fois vingt-quatre
heures !
***
Poney : Tè là ? (elle s’est choisie un pseudo depuis qu’elle chatte au
départ du PC familial) T’inquiètes… un copain m’a expliqué comment
deleter les historiques.
Arlequin : Oui, je suis là… toujours, pour toi.
Les messages se suivent dix fois plus vite, les doigts volent sur le clavier
rendant l’échange presque naturel, comme celui d’une conversation.
Poney : M’es tarrivé un truk pas possib…
Arlequin : Attends, j’ai quelque chose d’important à te dire…
Poney : (tête étonnée d’un émoticon jaune)
Ribaux se passe lentement des doigts déformés par l’arthrose dans sa
crinière blanche, observe un instant la petite tête ahurie qui clignote
doucement au bas du salon vide, respire profondément comme s’il avait une
éponge mouillée au fond de la gorge, puis se lance, tête baissée, avec
l’intime conviction de commettre une gaffe.
Il explique à la petite, qui reste muette et plisse probablement les yeux
pour déchiffrer le déferlement de caractères qui envahit son écran
(c’est bien la première fois qu’Arlequin parle autant), que lui aussi va
partir en vacances, en Italie, et qu’ils ne se parleront donc plus pendant
un mois… (envoi)
Il lui rappelle que ce sera bientôt son anniversaire et qu’il aimerait lui
offrir un cadeau, en signe d’amitié… une surprise. Il est certain que
cela lui fera plaisir… (envoi)
Mais pour cela, il faudra évidemment qu’ils se rencontrent ! (envoi)
Surtout qu’elle ne s’inquiète pas… il ne cherche pas à la draguer, une
simple rencontre de copains (envoi)
Ils pourraient se voir à la terrasse d’un café, à mi-chemin entre
l’école et la maison… (envoi)
Le 27 est un mercredi. Il a congé l’après-midi. Elle aussi sans doute ?
(envoi)
Il dira à ses parents qu’il doit passer chez un ami pour compléter une
feuille de devoirs… peut-être qu’elle pourrait s’arranger de la même
façon avec Nana ? (envoi)
Il s’arrête le souffle court, la sueur au front et le cœur qui bat la
chamade. I l a tout sorti d’une seule traite et regarde, presque hébété,
la page complète qu’il vient de taper et le prompteur qui clignote
derrière le dernier caractère en attendant une suite, ou plus exactement une
réponse.
Cinq… ou dix… ou vingt secondes s’écoulent. Le temps peut s’étirer
comme un élastique, quand on attend les yeux exorbités par le doute et
l’impatience. Et toujours pas de réaction, comme si elle avait coupé la
transmission. Il tente un dernier appel.
Arlequin : C’est d’accord ? Après ce sera trop tard ?
Et enfin, après une nouvelle attente, interminable, un petit point jaune,
minuscule, phosphorescent, plus timide qu’une fillette qui remet un bouquet
de fleurs à la Reine venue visiter son école, un trait lumineux d’un
centimètre frissonne au bas de l’écran.
Poney : Où et quand ?
***
A suivre...
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