melodeath
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Posté le: Mer Mai 23, 2007 08:55 am Sujet du message: ma nouvelle nouvelle Moi si j'étais un homme
Cinq heures moins le quart.
Résumons un peu la situation.
Quelle heure est-il ?... Houpf ! Dur !...
Je suis un homme, du mieux que je puisse en juger : trop poilu pour être une
femme : sur le torse, le pubis, les bras, les jambes... partout ; une barbe
naissante ; des cheveux trop drus pour être ceux d'une femme ; pas assez de
poitrine ; des épaules trop fortes et dures pour être celles d'une femme...
Aaah ! Un pénis et des testicules... La voilà, ma preuve irréfutable !
Bon ! Arrêtons les conneries !
Je suis dans une chambre à trente et un euros la nuit, non loin de la gare de
l'Est, à Paris. On entend ma chanson préférée sortir d'une chambre
voisine. Une chanson d'amour : I wanna be your dog, de Iggy Pop... Là c'est
une reprise électro d'une fille à l'accent français.
Je suis presque à poil. Juste mon caleçon. Il est encore accroché à ma
cheville droite. Je ne sais pas pourquoi, quand je baise, j'aime gardé mon
caleçon à une extrémité de mon corps. Peur des mauvaises surprises,
peut-être.
J'ai un mal de tronche... Désagréable... Normal pour un mal de tronche. La
paupière de mon oeil gauche tressaute. Je suis crevé. Je n'arrive pas à
dormir.
Ma peau est encore moite de la baise que je viens de m'offrir, y a moins d'une
heure (ce n'est qu'une expression, rien eu à payer !). Mon bas ventre dégage
l'odeur du vagin de celle avec qui je viens de... je ne sais pas si je peux
déjà appeler ça "faire l'amour"... C'est une odeur indescriptible que celui
du sexe d'une femme... Elle est propre à chacune... Là, c'est un mélange
particulier de musc, de fond de casserole d'un chef poissonnier, d'oeuf dur
froid... Les poils de mon pubis sont poisseux... Elle a beaucoup mouillé...
Je me souviens aussi qu'elle a beaucoup crié mais que personne n'est venu
nous demandé de calmer le jeu... Bizarre comme souvenir de partie de jambes
en l'air... Ses cris n'ont fait que m'exciter ce qui fait que je ne me
rappelle pas si j'ai été doux ou violent... Je me rappelle la contraction
des muscles de mon visage qui devait me donner un air de chasseur... C'est de
là que provient mon doute entre amour et baise... Le lit est complètement
défait et je perds mon temps à regarder le corps de mon amante... Jolies
fesses... Un grain de beauté sur la hanche, à tomber... Belle peau joliment
colorée... Elle fait une marée noire sur l'oreiller... Elle est plus grande
que dans le souvenir que j'avais d'elle en m'endormant... Elle est très jeune
mais, nus, la différence n'est pas aussi frappante entre elle et moi... Elle
est née en 1986... L'année Tchernobyl... Elle n'en a gardé aucune séquelle
!... Elle a vingt ans... J'avais presque oublié qu'on pouvait naître après
les années soixante-dix... C'est à la fois effrayant et surprenant et
excitant et agaçant... Après tout, elle est majeure, et ça ne fait donc pas
de moi un criminel... Puis je ne suis pas un vieillard... J'ai trente ans.
Enfin, disons la trentaine pour être plus précis... (Un sourire pour ce
paradoxe imbécile...) C'est idiot !... Rien qu'en pensant à tout ce que je
dis, j'imagine les trois points à la fin de chaque phrase... Je ne suis plus
très stable jusque dans ma façon de penser, ça file la nausée.
Je suis dans une période un peu particulière. Un période où j'arrive à
rien, je ne finis rien, je ne pense à rien, je n'approfondis rien, je
n'arrive pas à terminer un bouquin, un film, même un disque... Tout a un
goût de réchauffé, de surgelé, de périmé... Je me blase d'un rien. Ça
fait un bon mois et demi que je suis comme ça. Ça fait un mois que j'ai
décidé d'aller voir mon patron et de demander un congés sans solde. J'avais
une réserve suffisante d'argent pour vivre sans travailler durant
trois-quatre mois... J'avais presque prévu le coup... Le coup de la panne...
La panne de la société... Je sais pas... je... Je me sens maussade comme une
chanson de Brel... Je sais plus bien qui je suis ; quels sont mes envies ou
mes désirs ou mes dégoûts, mes fantasmes, mes perversités, mes
croyances...
Je n'ai subi aucun traumatisme, perdu aucun être cher... J'ai une vie
professionnelle qui me convient et une existence sociale... acceptable,
admettons ! Je n'ai aucune raison valable d'être dans un pareil état et
pourtant...
Ça m'a prit un peu comme une envie de pisser, je me suis rendu à la gare et
j'ai pris le premier train pour Paris. Ras-le-cul de la province ! Ou plutôt
ras-le-bol de Reims... C'est une jolie ville, j'en conviens mais j'y
connaissais trop d'endroits, de choses, de gens, de femmes. C'est désarmant
de ne pas pouvoir se perdre quand on en a envie. Et là, c'était plus qu'une
envie, c'était un besoin... Plus encore, une nécessité ! Il fallait que je
puisse marcher dans des rues imprévisibles, d'aller sans me poser de
question, sans chercher quoi que ce soit, sans avoir à réfléchir, juste
marcher, vagabonder, errer. Voilà ! C'est le mot clé. Errer. Une publicité
assez connue, à la télé, dit que "le vrai luxe, c'est l'espace"... Mon
credo serait plutôt que la plus pure façon de vivre, c'est l'errance... Je
suis désormais certain que la plupart de ceux qu'on appelle clodos, zônards,
manchards et je ne sais quoi d'autre encore sont dans la rue pour la même
raison qui m'a poussé à déserter ma vie normale. Eux ont juste poussé le
vice un peu plus loin.
Je dois arrêter de jouer à l'humble... Je ne suis pas humble, je suis
prétentieux, égocentrique, chiant... Je dois dire la vérité... La
fabulation est faite pour les vrais écrivains, pas les pigistes... Que
dis-je, pigiste ? Je passe mon temps à corriger les fautes des autres. Et je
ne parle que d'orthographe. Quand je regarde ce que j'écris, je vois bien que
ce n'est pas du travail de pro mais je m'en fous. J'écris parce que j'en ai
envie. Et puis je ne suis pas bon pour la critique alors que ce soit bon ou
pas !...
Je n'ai pas spécialement trouvé ce que je cherchais à Paris, parce que je
crois que j'étais en quête de mon identité, d'une délivrance... Du genre
de conneries qui fait intello et qui ne veulent pas dire grand' chose. Non, à
Paris, j'ai trouvé le néant. Le moyen de ne pas penser. Le moyen de me vider
du snobisme de mon milieu... Et encore là, j'intellectualise encore beaucoup
trop. Comment écrire de façon simple, bordel ?
Je partais le matin par le premier train et rentrais le soir par le dernier...
Hors de question que je passe la nuit dans un sanctuaire. Paris, c'était le
cercueil de mon quotidien. Voilà, ça c'est pas mal. J'y faisais toujours la
même chose : marcher, traîner mes savates. Ça peut paraître idiot mais
c'était... inutile comme un soulagement. J'allais sans regarder les gens, le
nom des rues, les monuments, les vitrines des boutiques. Je faisais le trajet
dans l'inconscience la plus totale, regardant les paysages comme un ruminant,
les écouteurs d'un I-Pod visés sur les oreilles, balançant de
l'électro-pop... Je ressentais enfin ce que les journaux appellent le
"bien-être". Le pied posé sur le quai de la gare, je commençais ma
déambulation. Poser le pied sur le sol bétonné de la Gare de l'Est
fonctionnait comme un interrupteur. J'éteignais mon cerveau. Je le fermais.
Imperméable. Stop intello ! Le soir, je retournais immanquablement à mon
point de départ environ vingt minutes avant que le dernier train ne parte.
J'avais pris conscience de mon égarement et reprenais mes esprit pour une
poignée de minutes mais rien qui puisse me rendre plus malin (j'avais juste
à me repérer par rapport à un plan de métro et c'était bon).
Le fonctionnement au radar. Un médicament dont on ne parle pas assez.
Pourtant...
C'est étrange à quel point le fait d'avoir à nouveau quelque chose à
faire, quelque chose de prévu, je veux dire, fait du bien. J'ai laissé
passer dix-sept jours comme ça, avec la même démarche, le même manque de
logique, la même inutilité. Dix-sept jours où je me suis pensé comme une
oeuvre d'art. C'est prétentieux ? J'assume.
J'étais toujours vêtu de la même façon (jean, chemise, veste, baskets de
quinze ans d'âge), j'avançais toujours à allure soutenue, je suivais le
sens du vent, des odeurs, des quelques appréhensions qui parvenaient malgré
tout à pénétrer ma matière grise. J'étais présent et inutile.
J'étais... une chanson de Nino Ferrer ou un tableau de Keith Harring.
Toujours mieux qu'un bouquin de Marc Levy mais avec, je suis obligé de le
noter, la même constance, la même régularité... les mêmes langueur et
lassitude.
Et puis je l'ai croisée...
Elle m'a fait du rentre dedans. Elle était dans un train "aller". Elle m'a
raconté, cette nuit, avant qu'on se mette à nos petites affaires, qu'elle
m'avait remarqué dés mon entrée dans le compartiment, qu'elle m'a jeté des
regards durant l'heure et demie de trajet mais qu'elle s'est sentie obligée
de me foncer dedans pour que je remarque la présence du reste du monde. Et la
sienne, surtout.
Elle m'a dit : "Drôle ! T'as les yeux de personne." Elle m'a souri et puis
m'a laissé comme un con, dans son parfum d'encaustique. Ah ! Je ne l'ai pas
dit ça. Elle a une odeur d'encaustique. C'est très agréable. J'aime bien.
Quand on goûte sa peau, cela ressemble davantage à l'orgeat.
J'avais pas remarqué à sa première phrase, mais après c'était évident,
et puis un peu énigmatique aussi. Elle a un accent. Mais un accent difficile
à déterminer.
J'ai commencé par suivre l'encaustique. Bizarre comme phrase... Je l'ai suivi
plusieurs heures mais j'ai pas trouvé la fille qui allait au bout. En fait je
l'ai retrouvé qu'au soir, huit jours plus tard. Elle attendait dans la marée
humaine qui apparaît chaque vendredi soir dans le ventre de la Gare de l'Est.
Cette fois, c'est moi qui l'ai bousculée. Je lui ai marché sur les orteils.
En guise d'excuse j'ai poussé un bref "merde !" Elle s'est marée. On s'est
regardé sans vraiment se parler. Elle avait une grosse valise avec une de ces
étiquettes en plastique où on met une adresse. La sienne me paraissait
complètement incompréhensible. Elle m'a demandé si j'avais envie d'elle. Je
voyais difficilement comment on pourrait ne pas avoir envie d'elle. Elle a ri
d'une façon charmante. S'en était fini de mon errance et de mon cerveau sur
"off". Quoi qu'il arriverait, je savais que je ne pourrais pas faire autrement
que de penser à elle. Penser qu'elle avait acheté une place pour ma tête.
On n'avait pas encore composté nos tickets. On les a rangés. On est sorti de
la gare. On est passé par un distributeur, accroché à une pharmacie. On est
arrivé dans un hôtel pas cher. On s'est déshabillé tout en se caressant,
en se goûtant, en se découvrant. Voilà, c'est ça ! On ne s'est pas
déshabillé, on s'est découvert. J'étais excité. Elle aussi. Vous
connaissez la suite. Pendant des heures. Puis on s'est endormi, un peu. Puis
j'ai eu mal à la tête alors je me suis frotté à elle. Je l'ai caressé. Je
me suis couvert de sa peau et de son eau. De son odeur d'encaustique. J'adore
l'encaustique. Dieu bénisse Monsieur Propre ! Elle est restée en demi
sommeil et on a remis ça. Encore.
Ça commence comme pour n'être que l'affaire d'une nuit puis... pourtant...
Mon mal de crâne ne part pas. Je touche mon pénis qui ramolli. Pas
ragoûtant un pénis en débandade. Plutôt, je touche la substance qu'il y a
sur mon pénis. Je renifle mes doigts. Ce n'est pas si désagréable.
Son sexe avait le même goût. J'apprécie pas plus que ça de goûter le sexe
d'une femme mais comme elle m'a goûté je me suis senti obligé de faire de
même. La moindre des choses. J'ai aimé ce qu'elle m'a fait, comme n'importe
quel homme aurait aimer. Elle... a beaucoup crié sans que personne ne nous
rappelle à l'ordre. Étrange. Mais courtois... ou pervers après tout. Je ne
sais pas.
*
Midi quinze.
J'entend encore le père de mon père : "On n'est plus chez soi en France, mon
p'tit gars ! C'est moi qui t'le dis. Avec tous ces étrangers ! Et puis c'est
un beau bordel avec tous ces cons qu'étaient nos ennemis pendant des années
et qui sont devenus nos meilleurs potes d'un coup de baguette magique ! Ah
!... Y fait pas bon être français en France, c'est moi qui t'le dis ! "
Pauvre vieux. Ce n'est pas de sa faute, ce sont les années quarante et
soixante qui l'on réduit à être comme ça. C'est peut-être pas une bonne
excuse mais trouver des arguments pour ça n'est pas simple.
S'il savait, pourtant...
Premier petit déjeuner à Paris.
p***** ! Je m'étais promis de ne pas y dormir de toute mon errance. Elle m'a
fait rompre ma promesse. Je crois qu'elle est une raison suffisante pour
rompre une promesse.
J'ai encore perdu du temps en l'observant pendant qu'elle s'habillait. Je ne
trouve rien de plus sensuel qu'une femme en train de s'habiller. L'étoffe qui
caresse sa peau de caramel. Cette peau qui disparaît progressivement mais
demeure, malgré tout, à certains endroits, subtilement.
C'est ça une femme. Une femme c'est ce qui fait redevenir intellectuel, qui
fait parler correctement les types qui pensaient se décérébrer.
– Et si on prenait un brunch ?", elle a dit. J'ai fait "oui" de la tête.
Elle s'appelle Nora.
On va dans un bistrot, à quelque chose comme deux cent mètres de la Gare du
Nord. Le serveur a une tête de serveur. Il a un faux air d'Yves Montand.
– Si je prend une vodka grenadine, vous nous serviriez un petit déjeuner
malgré que ce ne soit plus l'heure", elle dit, avec un air enjôleur, un
sourire de chat et un oeil à étincelles. Dur à trouver un oeil à
étincelles de cette qualité.
– Normalement, on ne sert plus de petit déjeuner mais vous avez de la
chance, y nous reste des croissants qu'on pourra plus vendre, sinon". Yves
Montand semble avoir une voix chantante quand il lui répond. Je suis
impressionné.
On a pris du café, des croissants à moitié rances, un parisien avec des
cornichons énormes pour elle, un club sandwich avec une mayonnaise sans oeufs
pour moi et puis j'ai demandé s'ils avaient des prunes, des Reines Claude.
Ils n'en avaient plus que des blettes. Tant pis !
Une vodka au petit déjeuner. Même agrémentée de grenadine, je trouve
ça... Non ! Ne juge pas. Arrêtons la critique facile.
J'ai regardé ses jambes emballées dans son jean, quand elle est allée se
"rafraîchir". Je trouve assez drôle toutes ces petites périphrases qu'ont
les femmes pour faire passer l'idée qu'elles doivent faire proprement ce que
nous, les hommes, nous faisons de manière naturelle donc salement.
J'ai échangé mon errance, ma purge de cerveau pour une Nora. J'ignore si j'y
perds ou pas. Non, en fait, je me fous de savoir ça. Avantage. En me trouvant
avec elle, je ne réfléchis pas, je me laisse faire, je suis passif. Je me
comporte en "enfant-adulte". C'est une sensation apaisante de ne rien
décider, de laisser parler une autre.
Elle m'apprend qu'elle est en France depuis plusieurs semaines. Elle y est
restée un an pour ses études puis elle s'y est plu donc elle y est restée.
Elle a juste du arranger certaines affaires en Allemagne. Elle est allemande !
? Rien ne laissait présager de cela. Elle me dit que c'est normal, qu'elle
fait son possible pour qu'on ne s'en aperçoive pas. Elle n'a pas honte
d'être allemande... enfin si peut-être un peu, enfin... non, heu !... C'est
un peu compliqué.
Je demande à Yves Montand si je peux avoir deux oeufs durs. Il sourit en
guise de réponse.
Elle me demande si ça me dérangerait qu'elle m'appelle Sam ! Je m'appelle
Viktor. Je n'y vois aucun inconvénient.
– Je trouve que tu as une tête de Sam.
– C'est quoi une tête de Sam, exactement ?
– C'est ta tête.
Elle rie avec une zébrure d'évidence au travers. Son rire, c'est le chant
d'un petit oiseau qu'on écrase. Bizarre comme association d'idées !
Ses cheveux retombent en tentacules sur ses épaules. C'est un monstre de
beauté, sa chevelure. Une abomination. Un attentat. Je n'avais jamais été
à ce point fasciné par une chevelure. Je devine encore la douceur de ses
seins sous son T-shirt et son mince sweet à capuche. J'espère qu'il n'y a
que moi qui puisse deviner ça.
Elle m'explique qu'à son avis il est préférable pour elle de camoufler le
plus possible sa nationalité. Elle sait qu'être allemand en France n'est
plus vraiment un problème, hormis pour quelques crétins qui n'ont rien
d'autre à faire que d'enquiquiner quelqu'un au sujet de ses origines, mais
elle affirme aussi que les clichés ont la vie dure. Elle dit que, même si
c'est fait sans mauvaises intentions, on a vite fait de se voir cataloguer
comme disciple d'extrémistes. On a vite fait de généraliser sur un pays
comme le sien. Et il en faut peu, un contre sens, une double interprétation,
une faute de frappe dans le lexique pour entendre un truc du genre : "Ah !
Ça, y a pas de problème ! Y a pas tromperie sur la marchandise ! T'es bien
Allemande" !
– Et je peux te le dire... ça m'est arrivé, plus d'une fois, quand je suis
arrivée ici, et puis en Angleterre et au Mexique aussi... Au début, moi, je
n'avais pas compris pourquoi tous les parents allemands élèvent leurs
enfants de la même façon... Si tu veux, pour être plus claire, on nous a
appris à toujours faire profil bas, depuis l'enfance. On a vite compris que
l'Histoire a un poids qui surpasse bien des choses. Un éléphant : c'est ça,
le truc ! Quand t'es allemand, que t'es jeune, que tu veux voyager, ne pas
t'enfermer dans ta contrée, devenir "européen"," elle dessine des guillemets
dans l'air, avec ses doigts, "il faut que tu apprennes rapidement que toute ta
vie, tu vas te trimballer un éléphant dans le dos. On va te faire les mêmes
réflexions pendant très longtemps. On n'a pas de gène vis à vis de notre
identité, juste, on ne peut pas se permettre d'être fiers. On est fabriqué
avec un moteur bridé, un coeur de trabbi. Chaque personne que je connais par
chez moi, chacun de mes amis, parents a une expérience à raconter à propos
d'étrangers faisant des remarques sur l'Allemagne. Étrangement, on est
devenu comme les juifs ou alors on leur a piqué le concept, pour continuer
dans les stéréotypes : on a fini par devenir paranoïaque, on est tous
persuadés qu'en dehors de nos frontières, tout le monde a quelque chose à
dire sur les allemands, que dés qu'ils arrivent dans un endroit ça leur
brûle les lèvres d'en parler, que quoi qu'il arrive y aura toujours un
moment dans une conversation où les gens parleront des allemands. Tout le
monde a son avis sur la question. Un allemand à une table "européenne","
elle dessine de nouveaux guillemets dans l'air, "c'est immanquable... Comme si
on pouvait voir d'énormes oreilles grises ou l'extrémité d'une trompe
derrière nous : la question nazie va être abordée. Je te jure qu'il est
très rare qu'on ne me pause pas la question. C'est épuisant. On se sent
comme engoncé dans sa propre peau, dans son propre corps. Être allemand,
aujourd'hui, c'est presque comme porter un anorak en plein mois de juillet."
Elle marque une pause. "Je suis désolée. Je ne sais pas pourquoi je te parle
de tout ça. Faut croire que je me sens en confiance avec toi. En confiance ou
alors je deviens complètement stupide, c'est selon... Faut me le dire si je
deviens chiante...
– Continue." Je l'interromps. "Voilà près de quatre semaines que je me
transforme en asocial, que je fais tout ce que je peux pour ne voir personne.
On s'habitue vite à ne pas avoir de conversation. Tout comme il est difficile
de changer la conversation de bienséance...
– C'est à dire ?
– Tu sais, la conversation rapide que tu as avec les gens que tu rencontres
dans la rue. Ceux avec qui t'as pas envie de perdre ton temps. "Salut !
Comment ça va ? Et le boulot ? Et les amours ?... Et ton opération du cancer
des testicules ?", tu vois ? Le genre de conneries que tu ressors à n'importe
quel passant qui encombre ton répertoire téléphonique. On s'habitue à ces
questions vides et il est difficile de modifier ce micro interrogatoire (dont
les réponses nous sont bien souvent totalement indifférentes), selon la
saison, la personne... Y a toujours un moment de flottement dans ces
circonstances, un moment où tu bégaies, tu raccroches un mot... Mais le
contraire fonctionne aussi. On prend vite la résolution de ne pas avoir de
conversation.
Puis là, la discussion est partie sur moi, ma vie, mon "dés-oeuvre"... Une
autre tâche discursive de bienséance. Sauf que, pour une fois, je le faisais
sans sentiment de lassitude. D'obligation. Au contraire, parler de moi sans
vraiment le faire, c'était des vacances.
Elle m'a fait le récit de certaines de ses expériences identitaires. Je lui
ai expliqué ma gène quant à mon absence de raison au sujet de mes
problèmes d'identité.
Elle trouve ça bizarre.
Je la trouve excitante.
Elle fini par me demander de l'accompagner là où elle va, toute la journée.
Elle en a envie.
– Où on va ?", je lui dis. Elle a ri.
On est parti mettre sa valise dans une des consignes surveillées de la Gare
du Nord.
Bon Dieu ! Ce que je la trouve excitante.
*
Vingt heures dix sept.
Elle m’a traîné comme un boulet.
Ou plutôt comme un chien en laisse. Ou encore, non ! En aveugle, et
c’était elle le chien.
Elle s’est faite Saint-Bernard, avec son appareil photo accroché à son
cou, me guidant là où le vent la porte...
Elle n’est pas photographe, elle est assistante d’un professeur de turc et
d’arabe dans une Université de province.
C’est effarant, la facilité avec laquelle je gribouille le mot "province".
Comme si j’avais été un jour parisien. Je suis provincial et j’ose
écrire "province" avec un petit air snob que je ne supporterais pas chez
d’autres. Ahurissant.
Le Jardin du Luxembourg. Les bords de Seine. Et l’île de la Cité. Elle
m’a fait galocher, la garce ! Mais je l’ai suivi, bêtement, comme un
enfant, un animal qui ne demande qu’à voir du pays.
Je découvre les points de rassemblement de la jeunesse allemande de France.
Rien à voir avec ce que j’aurai pu imaginer. Dans certaines séries TV
américaines, un poil caricaturales, j’avais découvert que les juifs
adoraient la nourriture asiatique... En France, c’est la population
germanique qui se goinfre de bouffe chinoise. J’ai vite compris que Nora
était dotée d’un instinct inébranlable pour dénicher les restos bon
marché. Et apparemment, c’est un gène qui incombe à tous ses
congénères.
Je me trouve à présent au Démon bleu rougissant, un vietnamien du sixième
arrondissement, encadré de Nora et d'un gros type à lunettes et aux joues
dégoulinantes baptisé Andy par ses amis, un grand blond aux allures
d’écureuil électrocuté appelé Markus, un troisième type, baraqué
celui-ci, barbu comme un ours, Gunnar, et puis une jeune femme mince aux
cheveux roux coupés courts, coiffés en pétard, Karola.
Nora mange chaque chose avec un plaisir non dissimulé. On jurerait une sainte
en béatitude. Elle a des manières exagérées. Les quatre autres font comme
je l’ai déjà dit, ils se goinfrent avec des phases de ravissement et
d’autres plus mécaniques. Des haut-parleurs diffusent du R’n’B et du
hip-hop viet. Les cuistots hochent la tête d’avant en arrière et sourient.
Si ça se trouve, les chansons qu’on entend sont racistes ou médisantes
envers les occidentaux.
Des touristes prennent des photos au coeur du restaurant.
Des touristes étrangers viennent en France pour se prendre en photo dans un
restaurant vietnamien. Bizarre.
À tous les coups, je me trouve sur la photo, au fond, flou. Quand j’y
pense, je dois être sur des tas de photos de gens que je ne connais pas,
contre mon gré. Sensation étrange d’être dans une imagerie collective
individuelle.
Autour de moi, ça parle allemand. Je ne comprends rien. Je suis effaré.
J’ai de nouveau la nausée.
J’alterne entre leçon lexicale et beignets de crevette, repas diplomatique
et dévoration de nems, sushis et vermicelle de riz en soupe.
On finit par se rendre compte de ma présence. Là, on passe à l’anglais,
le français. Auparavant, on a jeté quelques regards sérieux sur moi. J’ai
reconnu à plusieurs reprises les noms Viktor et Sam sortant de la bouche de
Nora. Elle est maladroite avec des baguettes. Elle s’y reprend à trois fois
pour prendre une boulette de riz. Les quatre autres s’empiffrent. Ça rend
ce qu’ils disent encore plus incompréhensible.
La Tour de Babel, en fait, c’est Paris. L’édifice s’est effondré,
formant ainsi le métropolitain puis les habitants de la Tour ne se sont plus
compris... jusqu’à ce qu’ils fassent des efforts et créent les
restaurants asiatiques... Paris poursuit son rôle, insidieusement.
Elle m’endort l’esprit.
Elle me sourit, Nora. Elle me dit qu’elle apprécie de me voir attentif à
ce qu’il se passe. Elle se trompe. Je ne suis pas attentif, je joue
l’attentif. Je triche sur mon identité.
Elle me plaît, elle.
*
Vingt-trois heures quarante-deux.
Ils sont allemands. Voilà ! Tout simplement. Eux, ils affirment ce qu’ils
sont. Ils sont ce qu’ils sont. Ils ne se prennent pas la tête. Vous saviez,
vous que les bars-lounge allemands existaient. À Paris. Moi, je l’ai
découvert aujourd’hui.
"Osnabrücker Platz"
Un affichage au néon marque ce nom à même le mur d’une vieille gare de
quartier désaffectée. Je ne sais même plus dans quel arrondissement de la
capitale je me trouve. Je suis peut-être même en banlieue. J’en sais
rien.
Nora m’informe que c’est un concept-bar. Un disco-lounge. Néologisme
germanglish. C’est un truc assez branchouille. Pas pour moi, donc. Je sens
que je vais avoir du mal à trouver ma place, que je vais faire tache.
On ne peut pas entrer directement. Pour entrer, il faut passer par un vieux
bus pourri qui n’a pas dû bouger de son emplacement depuis belle lurette.
Un bus repeint de silhouette multicolore de jeunes dansant. Une blonde au
sourire lipstické nous tamponne un logo [OPz] là où on le souhaite. Andy le
demande sur l’intérieur du poignet, Karola au-dessus du grain de beauté de
son cou, Gunnar à la fossette droite de ses fesses. Je le fais faire sur le
dos de ma main.
Il y a du sable dans le bus, des ballons de plage.
On sort du bus pour arriver sur le parvis de la gare. On y a installé une
plage de sable avec une paillote en guise de bar. Des tables basses entourées
de meubles, tous d'origine indéniablement IKEA : des fauteuils en faux cuir,
des tabourets rembourrés. Modernes. Design. Ces sortes de cabines-fauteuils
en rotin qu’on trouve sur les bords de la Mer du Nord, des Strandkörbe,
faites pour protéger du dangereux soleil de minuit passé, certainement.
Typiques. Classes. Un peu trop smart à mon goût. Nous entrons. Je dis à
Nora que j’arrive tout de suite et me dirige vers les toilettes. Les locaux
sont spartiates. On n’a pas redécoré les toilettes. Je constate que
l’endroit est assez glauque et spacieux pour y tenir une partouze. Au moins,
on n’y manque pas de papier : cinq rouleaux triple épaisseur moltonnée. Du
vrai papier WC. Là, je me rend compte que j’entre dans un monde plus
civilisé que le monde français, avec son P-Q lisse désagréable. Je pisse.
En remettant mon pénis à sa place, mon caleçon se tâche de quelques
gouttes d'urine. Fichu prépuce. La vie doit être plus simple pour ceux qui
sont circoncis. Je peste puis je retourne sur mes pas et me dirige cette fois
vers la salle principale du concept : beaucoup plus classique pour un lounge,
déco parisienne prétentieuse, branchouille elle aussi, avec écrans
multiples diffusant clips et extraits live de groupes de pop-rock vitaminé
britanniques, danois et Dieu sait quoi... Au milieu, de jeunes allemands pour
une bonne partie sortie de catalogues de boutiques à griffes branchées...
Étrange sensation de Lost in translation et de Bertrand DeLanoë sous
acide...
Gunnar m'apprend qu'il n'a que 17 ans, qu'il va fêter ses 18 ans dans deux
mois. Je lui en aurai facilement donné 26. Il me parle en anglais,
difficilement. Lui n'est que de passage en France. Il ne parle quasiment pas
un mot de ma langue : "Une bière, s'il vous plaît" ; "une autre bière, s'il
vous plaît" ; "je voudrais un billet pour la gare du Nord, s'il vous plaît"
; "voulez-vous coucher avec moi, ce soir"... Que des choses cruciales, le
minimum vital. Il en reste que son anglais est très basique mais pas dénué
d'intérêt. Il me raconte que son oncle, ou bien un de ses cousins, est
auteur pour la jeunesse, que peut-être je le connais, sûrement c'est moi qui
en ai fait la traduction. Je lui répète pour la énième fois que je suis
correcteur pas traducteur. Il ne voit pas la nuance. Je laisse tomber. Il
m'offre un verre, je commande une vodka. Un type l'air coriace, tatouage
amérindien sur le bras, cheveux ras, arcade sourcilière ornée d'un petit
anneau d'argent me serre une dose d'Absolute. Le goût me rappelle celui de
l'alcool à brûler.
Les allemands ont tous une main prise par une bouteille de bière. Nora me
raconte qu'on ne trouve ces bières qu'en Allemagne. Le patron, un certain
Dieter "Wolf" Müller, un quadra lassé de sa Westphalie, fait le trajet
toutes les deux semaines jusque dans sa ville natale pour récupérer les
dernières créations et les marques introuvables en France. Markus me tend
une bouteille en me disant : "Cadeau d'un Osnabrücker !", avec un sourire de
pure gentillesse. Non comparable avec de la fierté. Je lis l'étiquette. Ma
bière s'appelle Bastard. Un angelot blond aux yeux d'alien tendant une bombe
à mèche dans sa main gauche semble vouloir flirter avec moi. J'ai presque
l'impression qu'il vient de cligner de l'oeil. Le logo de ma boisson me fait
du charme, j'en suis presque sûr. Vaut mieux que je vide la bouteille
rapidement et que je plonge dans les yeux de Nora, dans son parfum d'orgeat
encaustiqué.
Il règne dans le lounge une odeur de pétrole. Je propose qu'on se mette sur
la plage IKEA. Il fait frais mais ça va. On n'est qu'en septembre.
Nora a un frisson. Elle se blottit contre moi. Je plonge mon nez dans la
marée noire. Sa chevelure est imprégnée de l'odeur de pétrole. Je ressens
comme un plaisir masochiste, un délice d'oiseau baignant dans le mazout.
Je ne sais pas exactement où je me trouve et je m'en fous. Je suis bien. Je
ne me pose plus de question. Je ne m'en trouve pas le droit.
Karola gémit. Elle se sent chez elle. Il y a peu d'endroits en France où
elle peut se permettre d'être comme ce soir. Les autres confirment ce
sentiment.
Andy se tourne vers moi et me demande si je ne suis pas choqué par ce que
j'entends. Je dis que non. Que même si je n'ai jamais vécu une vie similaire
à la leur, je crois être en mesure de comprendre ce qu'il ressente. Je
conçois qu'il peut être difficile de vivre hors de son pays. Il me dit que
je n'ai pas compris. Que c'est prétentieux de ma part de dire ça. Je lui
rétorque que j'ai vécu dix ans de plus que lui, que j'ai plus d'expérience
que lui, que mes dires sont donc légitimes et que j'estime n'avoir rien dit
de si choquant. Nora s'écarte un peu de moi. Elle me dit qu'être plus vieux
qu'eux ne me permet pas de connaître ça. Que je ferais mieux de me la
fermer.
– Qu'est-ce que tu sais de tout ça ? T'as toujours vécu dans un pays où
les gens sont totalement libres d'affirmer ce qu'ils sont. Il y a trois jours
encore, en regardant MTV, j'ai vu et entendu des artistes chanter leur fierté
d'être des enfants d'immigrés, d'être d'une couleur particulière. Tu ne
peux pas savoir ce que c'est que d'avoir une étiquette comme la nôtre
collée sur le front. Et ça ne changera pas. T'y peux rien, c'est pas de ta
faute. Ce n'est pas de la nôtre, non plus. Seulement, toi, ta vie est plutôt
pratique... La nôtre est juste encombrante. Ça aussi on n'y peut rien. Ce
n'est pas important, on a appris à faire avec l'éléphant...
– L'éléphant ?...
Gunnar est un peu perdu. Nora lui dit qu'elle ne lui en veut pas. Markus et
Karola ont un rire nerveux. Je me sens un peu con.
Il se passe alors dix minutes où on ne parle qu'allemand. Je suis largué. Je
suis une galette de mazout sur la plage d'Osnabrück que je n'ai jamais vue de
ma vie. Je ne sais même pas s'il y a la plage dans cette ville. Je pars
m'isoler au dehors.
À côté du bus pourri, je m'allume une cigarette. Il est rare que je fume.
Autant dire que je suis mal. Un homme en âge d'être dans la catégorie des
hommes sans âge vient se poster près de moi. Il s'adosse au bus. Il me
demande si j'ai du feu. Il le demande avec un accent terrible, mais pas
qualifiable de germanique. C'est un accent terrible, simplement. Je lui donne
mon briquet en ajoutant que s'il veut, il peut le garder. Il me dit que je
n'ai pas l'air d'être dans mon assiette.
– Bien-sé-ance !", je lui dis, en détachant chaque syllabe.
Il sourit.
– Elles sont comme ça, les femmes. Elles donnent l'impression d'être
fragiles, puis on découvre qu'elles nous fatiguent, qu'elles sont mieux
armées que n'importe quel mec... Moi, de temps à autres, j'aimerais bien lui
trouver un interrupteur à la mienne. Juste pour me reposer un peu.
– C'est ça, mon problème. La mienne, c'est un interrupteur sur deux
jambes. Deux très jolies jambes, par-dessus le marché... Avec un grain de
beauté sur la hanche juste fait pour que je me la ferme.
– Et t'ose te plaindre !" Là-dessus, il rie brièvement et puis se barre.
Il m'a scotché... Quand il rentre dans l' [OPz], il croise Nora qu'elle salut
en l'appelant Wolf. Elle vient vers moi. Elle m'embrasse.
– J'ai vu les yeux de tout le monde et je confirme... Jamais vu des yeux
kaki comme les tiens. Drôle que t'aies les yeux de personne...
On a passé la nuit au disco-lounge.
*
Seize heures moins vingt... et quatre cent dix-huit jours.
Ça fait plus d'un an que je suis avec elle. Je passe ma vie entre la France
et l'Allemagne. J'ai vu à quoi ressemblait Osnabrück... et y a pas la
plage.
Les cheveux encore mouillés de ma douche (des gouttes tombent à la surface
de verre de ma tasse de thé noir. En l'essuyant) j'observe une empreinte
laissée. Mon empreinte. En fin de compte, j'ai trouvé une identité qui doit
être la mienne. Elle traînait dans le coin, pleine de poussière, je l'ai
ramassé : je l'ai trouvée, c'est donc la mienne, comme disent les enfants !
Je suis juste ça. Une trace qui s'effacera vite, ou pas. Et c'est bien comme
ça.
L'encaustique s'est transformée en cannelle, ces derniers jours. J'aime
bien.
Maintenant je peux mettre des points à chaque fin de phrase. Ça aussi, ça
fait du bien.
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