stryd
De passage
Sexe:
Inscrit le: 13 Aoû 2005
Messages: 56
Localisation: IDF
|
Posté le: Dim Fév 12, 2006 20:34 pm Sujet du message: Les Chants de Maldoror
Un merveilleux mais non moins étrange ouvrage de LAUTREAMONT, en prose
poétique : Les Chants de Maldoror. Je
trouve que cet ouvrage reste trop peu connu, alors je profite de ce forum pour
partager son incipit...
------------------------------------------------------------------------------
-------------------
I
Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme
ce qu'il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à
travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison;
car, à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une
tension d'esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de
ce livre imbiberont son âme comme l'eau le sucre. Il n'est pas bon que tout
le monde lise les pages qui vont suivre; quelques-uns seuls savoureront ce
fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus
loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et
non en avant. Écoute bien ce que je te dis: dirige tes talons en arrière et
non en avant, comme les yeux d'un fils qui se détourne respectueusement de la
contemplation auguste de la face maternelle; ou, plutôt, comme un angle à
perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole
puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point
déterminé de l'horizon, d'où tout à coup part un vent étrange et fort,
précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule
l'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable,
conséquemment son bec aussi qu'elle fait claquer, et n'est pas contente (moi,
non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni
de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en
ondulations irritées qui présagent l'orage qui s'approche de plus en plus.
Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec
des yeux qui renferment l'expérience, prudemment, la première (car, c'est
elle qui a le privilége de montrer les plumes de sa queue aux autres grues
inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique
sentinelle, pour repousser l'ennemi commun, elle vire avec flexibilité la
pointe de la figure géométrique (c'est peut-être un triangle, mais on ne
voit pas le troisième côté que forment dans l'espace ces curieux oiseaux de
passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine; et,
manoeuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles d'un
moineau, parce qu'elle n'est pas bête, elle prend ainsi un autre chemin
philosophique et plus sûr.
II
Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans le
commencement de cet ouvrage! Qui te dit que tu n'en renifleras pas, baigné
dans d'innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines
orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil à un
requin, dans l'air beau et noir, comme si tu comprenais l'importance de cet
acte et l'importance non moindre de ton appétit légitime, lentement et
majestueusement, les rouges émanations? Je t'assure, elles réjouiront les
deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu
t'appliques auparavant à respirer trois mille fois de suite la conscience
maudite de l'Éternel! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de
contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de
meilleur à l'espace, devenu embaumé comme de parfums et d'encens; car, elles
seront rassasiées d'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la
magnificence et la paix des agréables cieux.
Lautréamont, Les Chants de Maldoror,
chant premier, I et II.
|