DorDon
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Posté le: Mar Jan 17, 2006 18:30 pm Sujet du message:
C'est une tres bonne question je crois:). Il faut peut etre en tirer qu'il n'y
a pas de rationnalite pure comme le pensait Descartes? Ou peut etre que la
rationnalite n'est pas ce qu'on croyait? Peut etre est elle lie bien plus
qu'on ne le pensait a nos emotions, a notre vecu?
Je vois un texte qui peut t'interesser, c'est un peut long, jespere que tu le
lira en entier:). Il s'agit de "la vérité et le mensonge au sens
extra-moral" de Nietzsche:
Citation: | Il
y eut une fois, dans un recoin éloigné de l'univers répandu en
d'innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des
animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse
et la plus mensongère minute de l'" histoire universelle ". Une seule minute,
en effet. La nature respira encore un peu et puis l'astre se figea dans la
glace, les animaux intelligents durent mourir. - Une fable de ce genre,
quelqu'un pourrait l'inventer, mais cette illustration resterait bien
au-dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que
constitue l'intellectuel humain au sein de la nature. Des éternités durant
il n'a pas existé ; et lorsque c'en sera fini de lui, il ne se sera rien
passé de plus. Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de
l'humaine vie. Il n'est qu'humain, et seul son possesseur et producteur le
considère avec pathos, comme s'il renfermait le pivot du monde. Or, si nous
pouvions comprendre la mouche, nous saurions qu'elle aussi nage à travers
l'air avec ce pathos et ressent en soi le centre volant de ce monde. Il n'y a
rien de si abject et de si minuscule dans la nature qu'une légère bouffée
de cette force du connaître ne puisse aussitôt gonfler comme une outre ; et
de même que tout portefaix aspire à son admirateur, de même l'homme le plus
fier, le philosophe, croit-il avoir de tous côtés les yeux de l'univers
braqués comme des télescopes sur son action et sa pensée. Il est
remarquable que cet état de fait soit I’œuvre de l'intellect, lui qui ne
sert justement aux êtres les plus malchanceux, les plus délicats et les plus
éphémères qu'à se maintenir une minute dans l'existence, cette existence
qu'ils auraient toutes les raisons de fuir aussi vite que le fils de Lessing
sans le secours d'un pareil expédient. L'espèce d'orgueil lié au connaître
et au sentir, et qui amasse d'aveuglantes nuées sur les yeux et les sens des
hommes, les illusionne quant à la valeur de l'existence parce qu'il véhicule
la plus flatteuse évaluation du connaître. Son effet général est
l'illusion - mais ce caractère se retrouve aussi dans ses effets les plus
particuliers...
L'intellect, en tant que moyen de conservation de l'individu, déploie ses
principales forces dans le travestissement; car c'est le moyen par lequel se
maintiennent les individus plus faibles, moins robustes, qui ne peuvent pas se
permettre de lutter pour l'existence à coups de cornes ou avec la mâchoire
affilée des bêtes de proie. C'est chez l'homme que cet art du
travestissement atteint son sommet: illusion, flagornerie, mensonge et
tromperie, commérage, parade, éclat d'emprunt, masques, convention
hypocrite, comédie donnée aux autres et à soi-même, bref le sempiternel
voltigement autour de cette flamme unique: la vanité - tout cela impose si
bien sa règle et sa loi que presque rien n'est plus inconcevable que la
naissance parmi les hommes d'un pur et noble instinct de vérité. Ils sont
profondément immergés dans des illusions et des images de rêve, leur œil
ne fait que glisser vaguement à la surface des choses et voit des "formes",
leur sensation ne conduit nulle part à la vérité, mais se contente de
recevoir des excitations et de pianoter pour ainsi dire à l'aveuglette sur le
dos des choses. Ajoutez à cela que sa vie durant l'homme se prête la nuit au
mensonge du rêve, sans que jamais sa sensibilité morale ait tenté de s'y
opposer: il se trouve cependant des hommes, dit-on, qui à force de volonté
ont supprimé chez eux le ronflement. Hélas ! l'homme, au fond, que sait-il
de lui-même ? Et serait-il même capable une bonne fois de se percevoir
intégralement, comme exposé dans la lumière d'une vitrine ? La nature ne
lui cache-t-elle pas l'immense majorité des choses, même sur son corps, afin
de l'enfermer dans la fascination d'une conscience superbe et fantasmagorique,
bien loin des replis de ses entrailles, du fleuve rapide de son sang, du
frémissement compliqué de ses fibres ? Elle a jeté la clé : et malheur à
la funeste curiosité qui voudrait jeter un œil par une fente hors de la
chambre de la conscience et qui, dirigeant ses regards vers le bas, devinerait
sur quel fond de cruauté, de convoitise, d'inassouvissement et de désir de
meurtre l'homme repose, indifférent à sa propre ignorance, et se tenant en
équilibre dans des rêves pour ainsi dire comme sur le dos d'un tigre. D'où
diable viendrait donc, dans cette configuration, l'instinct de vérité ?
Dans la mesure où l'individu veut se maintenir face à d'autres individus, il
n'utilise l'intellect, dans un état de choses naturel, qu'à des fins de
travestissement : or, étant donné que l'homme, à la fois par nécessité et
par ennui, veut vivre dans une société et dans un troupeau, il a besoin d'un
accord de paix et cherche du moins à faire disparaître de son univers le
plus grossier bellum omnium contra omnes. Cet accord de paix ressemble à un
premier pas dans l'acquisition de notre énigmatique instinct de vérité.
Maintenant en effet se trouve fixé cela qui désormais sera de droit "la
vérité", c'est-à-dire qu'on invente une désignation constamment valable et
obligatoire des choses, et la législation du langage donne aussi les
premières lois de la vérité: car le contraste entre vérité et mensonge se
produit ici pour la première fois..
Le menteur utilise les désignations valables, les mots, pour faire
apparaître l'irréel comme réel ; il dit par exemple : "je suis riche" alors
que "pauvre" serait pour son état la désignation correcte. Il maltraite les
conventions établies par des substitutions arbitraires et même des
inversions de noms. S'il fait cela par intérêt et en plus d'une façon
nuisible, la société lui retirera sa confiance et du même coup l'exclura.
Ici les hommes ne craignent pas tant le fait d'être trompés que le fait
qu'on leur nuise par cette tromperie : a ce niveau-là aussi, ils ne haïssent
pas au fond l'illusion, mais les conséquences pénibles et néfastes de
certains genres d'illusions. Une restriction analogue vaut pour l'homme qui
veut seulement la vérité : il désire les conséquences agréables de la
vérité, celles qui conservent la vie ; face à la connaissance pure et sans
conséquence il est indifférent, et à l'égard des vérités préjudiciables
et destructrices il est même hostilement disposé. Et en outre ; qu'en est-il
de ces conventions du langage ? Sont-elles peut-être des témoignages de la
connaissance, du sens de la vérité ? Les désignations et les choses
coïncident-elles ? Le langage est-il l'expression adéquate de toutes les
réalités ?C'est seulement grâce à sa capacité d'oubli(1) que l'homme peut
parvenir à croire qu'il possède une « vérité » au degré que nous venons
d'indiquer. S'il ne peut pas se contenter de la vérité dans la forme de la
tautologie(2), c'est-à-dire se contenter de cosses vides, il échangera
éternellement des illusions contre des vérités.
Qu'est-ce qu'un mot ? La représentation sonore d'une excitation nerveuse.
Mais conclure d'une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous,
c'est déjà le résultat d'une application fausse et injustifiée du principe
de raison. Comment aurions-nous le droit, si la vérité avait été seule
déterminante dans la genèse du langage, et le point de vue de la certitude
dans les désignations, comment aurions-nous donc le droit de dire : la pierre
est dure - comme si « dure » nous était encore connu autrement et pas
seulement comme une excitation toute subjective ! Nous classons les choses
selon les genres, nous désignons l'arbre comme masculin, la plante comme
féminine : quelles transpositions arbitraires ! Combien nous nous sommes
éloignés à tire-d'aile du canon de la certitude ! Nous parlons d'un «
serpent » : la désignation n'atteint rien que le mouvement de torsion et
pourrait donc convenir aussi au ver. Quelles délimitations arbitraires !
Quelles préférences partiales tantôt de telle propriété d'une chose,
tantôt de telle autre ! Comparées entre elles, les différentes langues
montrent qu'on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une
expression adéquate : sans cela, il n'y aurait pas de si nombreuses langues.
La « chose en soi » (ce serait justement la pure vérité sans
conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement
insaisissable et ne vaut pas les efforts qu'elle exigerait. Il désigne
seulement les relations des choses aux hommes et s'aide pour leur expression
des métaphores les plus hardies. Transposer d'abord une excitation nerveuse
en une image ! Première métaphore. L'image à nouveau transformée en un son
articulé! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d'une sphère
dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut s'imaginer un homme qui soit
totalement sourd et qui n'ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de
même qu'il s'étonne des figures acoustiques de Chiadni dans le sable, trouve
leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu'il
doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en
est-il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses
elles-mêmes quand nous parlons d'arbres, de couleurs, de neige et de fleurs,
et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne
correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que
figure de sable, l'X énigmatique de la chose en soi est prise, une fois comme
excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n'est
en tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le
matériel à l'intérieur duquel et avec lequel l'homme de la vérité, le
savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s'il ne provient
pas de Coucou-les-nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l'essence
des choses.
Pensons encore en particulier à la formation des concepts. Tout mot devient
immédiatement concept par le fait qu'il ne doit pas servir justement pour
l'expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il
doit sa naissance, c'est-à-dire comme souvenir, mais qu'il doit servir en
même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues,
c'est-à-dire, à strictement parler, jamais identiques et ne doit donc
convenir qu'à des cas différents. Tout concept naît de l'identification du
non-identique. Aussi certainement qu'une feuille n'est jamais tout à fait
identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé
grâce à l'abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à
un oubli des caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme
s'il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait
« la feuille », une sorte de forme originelle selon laquelle toutes les
feuilles seraient tissées, dessinées, cernées, colorées, crêpées,
peintes, mais par des mains malhabiles au point qu'aucun exemplaire n'aurait
été réussi correctement et sûrement comme la copie fidèle de la forme
originelle. Nous appelons un homme « honnête » pourquoi a-t-il agi
aujourd'hui si honnêtement ? demandons-nous Nous avons coutume de répondre
à cause de son honnêteté. L'honnêteté ! Cela signifie à nouveau la
feuille est la cause des feuilles? Nous ne savons absolument rien quant à une
qualité essentielle qui s'appellerait « l'honnêteté », mais nous
connaissons bien des actions nombreuses, individualisées, et par conséquent
différentes, que nous posons comme identiques grâce à l'abandon du
différent et désignons maintenant comme des actions honnêtes : en dernier
lieu nous formulons à partir d'elles une « qualitas occulta » avec le nom :
« l'honnêteté ». L'omission de l'individuel et du réel nous donne le
concept comme elle nous donne aussi la forme, là où au contraire la nature
ne connaît ni formes ni concepts, donc, pas non plus de genres, mais
seulement un X, pour nous inaccessible et indéfinissable. Car notre
antithèse de l'individu et du genre est aussi anthropomorphique et ne
provient pas de l'essence des choses, même si nous ne nous hasardons pas non
plus à dire qu'elle ne lui correspond pas : ce qui serait une affirmation
dogmatique et, an tant que telle, aussi juste que sa contraire.
Qu'est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de
métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui
ont été poétiquement et rhétoriquement faussées, transposées, ornées,
et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et
contraignantes : les vérités sont les illusions dont on a oublié qu'elles
le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force
sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent
dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme
métal.Nous ne savons toujours pas encore d'où vient l'instinct de vérité :
car jusqu'à présent nous n'avons entendu parler que de l'obligation
qu'impose la société pour exister : être véridique, cela signifie employer
les métaphores usuelles ; donc, en termes de morale, nous avons entendu
parler de l'obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir
grégairement dans un style contraignant pour tous. L'homme oublie assurément
qu'il en est ainsi en ce qui le concerne ; il ment donc inconsciemment de la
manière désignée et selon des coutumes centenaires - et, précisément
grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la
vérité. Sur ce sentiment d'être obligé de désigner une chose comme «
rouge », une autre comme « froide », une troisième comme « muette »,
s'éveille une tendance morale à la vérité ; par le contraste du menteur en
qui personne n'a confiance, que tous excluent, l'homme se démontre à
lui-même ce que la vérité a d'honorable, de confiant et d'utile. Il pose
maintenant son action en tant qu'être « raisonnable » sous la domination
des abstractions ; il ne souffre plus d'être emporté par les impressions
subites, par les intuitions ; il généralise toutes ces impressions en des
concepts décolorés et plus froids afin de leur rattacher la conduite de sa
vie et de son action. Tout ce qui distingue l'homme de l'animal dépend de
cette capacité de faire se volatiliser les métaphores intuitives en un
schéma, donc de dissoudre une image dans un concept. Dans le domaine de ces
schèmes est possible quelque chose qui jamais ne pourrait réussir au milieu
des premières impressions intuitives : construire un ordre pyramidal selon
des castes et des degrés, créer un monde nouveau de lois, de privilèges, de
subordinations, de délimitations, monde qui s'oppose désormais à l'autre
monde, celui des premières impressions, comme étant ce qu'il y a de plus
ferme, de plus général, de plus connu, de plus humain, et, de ce fait, comme
ce qui est régulateur et impératif. Tandis que chaque métaphore de
l'intuition est individuelle et sans sa pareille et, de ce fait, sait toujours
fuir toute dénomination, le grand édifice des concepts montre la rigide
régularité d'un columbarium romain et exhale dans la logique cette
sévérité et cette froideur qui est le propre des mathématiques. Qui sera
imprégné de cette froideur croira difficilement que le concept, en os et
octogonal comme un dé et, comme celui-ci amovible, n'est autre que le résidu
d'une métaphore, et que l'illusion de la transposition artistique d'une
excitation nerveuse en images, si elle n'est pas la mère, est pourtant la
grand-mère de tout concept. Dans ce jeu de dés des concepts, on appelle «
vérité » le fait d'utiliser chaque dé selon sa désignation, le fait de
compter avec précision ses points, le fait de former des nominations
correctes et de ne jamais pécher contre l'ordre des castes et des classes.
Comme les Romains et les Etrusques divisaient le ciel par de rigides lignes
mathématiques et, dans un espace délimité ainsi qu'en un « templum »,
conjuraient un dieu, de même chaque peuple a au-dessus de lui un tel ciel de
concepts mathématiquement répartis et, sous l'exigence de la vérité, il
entend désormais que tout dieu conceptuel ne soit cherché nulle part
ailleurs que dans sa sphère. Il faut ici admirer l'homme pour ce qu'il est un
puissant génie de l'architecture qui réussit à ériger, sur des fondements
mouvants et en quelque sorte sur l'eau courante, un dôme conceptuel
infiniment compliqué: - en vérité, pour trouver un point d'appui sur de
tels fondements, il faut que ce soit une construction comme faite de fils
d'araignée, assez fine pour être transportée avec le flot, assez solide
pour ne pas être dispersée au souffle du moindre vent. Pour son génie de
l'architecture, l'homme s'élève loin au-dessus de l'abeille : celle-ci
bâtit avec la cire qu'elle recueille dans la nature, lui avec la matière
bien plus fragile des concepts qu'il doit ne fabriquer qu'à partir de
lui-même. Il faut ici beaucoup l'admirer - mais non pour son instinct de
vérité, ni pour la pure connaissance des choses. Si quelqu'un cache une
chose derrière un buisson, la recherche a cet endroit précis et la trouve,
il n'y a guère à louer dans cette recherche et cette découverte : il en va
de même pourtant de la recherche et de la découverte de la « vérité »
dans l'enceinte de la raison. Quand je donne la définition du mammifère et
que je déclare, après avoir examiné un chameau, « voici un mammifère »,
une vérité a certes été mise au jour, mais elle est néanmoins de valeur
limitée, je veux dire qu'elle est entièrement anthropomorphique et qu'elle
ne contient pas un seul point qui soit « vrai en soi », réel et valable
universellement, abstraction faite de l'homme. Celui qui cherche de telles
vérités, ne cherche au fond que la métamorphose du monde en les hommes, il
aspire à une compréhension du monde en tant que chose humaine et obtient,
dans le meilleur des cas, le sentiment d'une assimilation. Semblable à
l'astrologue qui observait les étoiles au service des hommes et en connexité
avec leur bonheur et leur malheur, un tel chercheur considère le monde entier
comme lié aux hommes, comme l'écho infiniment brisé d'un son originel,
celui de l'homme, comme la copie multipliée d'une image originelle, celle de
l'homme. Sa méthode consiste à prendre l'homme comme mesure de toutes choses
; mais de ce fait il part de l'erreur de croire qu'il aurait ces choses
immédiatement devant lui, en tant que purs objets. Il oublie donc les
métaphores originales de l'intuition en tant que métaphores et les prend
pour les choses mêmes.
Ce n'est que par l'oubli de ce monde primitif de métaphores, ce n'est que par
le durcissement et le raidissement de ce qui était à l'origine une masse
d'images surgissant, en un flot ardent, de la capacité originelle de
l'imagination humaine, ce n'est que par la croyance invincible que ce soleil,
cette fenêtre, cette table, est une vérité en soi, bref ce n'est que par le
fait que l'homme s'oublie en tant que sujet, et ce en tant que sujet de la
création artistique, qu'il vit avec quelque repos, quelque sécurité et
quelque conséquence : s'il pouvait sortir un seul instant des murs du cachot
de cette croyance, c'en serait aussitôt fait de sa « conscience de soi ».
Il lui en coûte déjà assez de reconnaître que l'insecte et l'oiseau
perçoivent un tout autre monde que celui de l'homme et que la question de
savoir laquelle des deux perceptions du monde est la plus juste est une
question tout à fait absurde, puisque pour y répondre on devrait déjà
mesurer avec la mesure de la perception juste, c'est-à-dire avec une mesure
non existante. Mais il me semble surtout que la perception juste - cela
signifierait : l'expression adéquate d'un objet dans le sujet - une
absurdité contradictoire ; car, entre deux sphères absolument différentes,
comme le sujet et l'objet, il n'y a pas de causalité, pas d'exactitude, pas
d'expression, mais tout au plus un rapport esthétique, je veux dire une
transposition insinuante, une traduction balbutiante dans une langue tout à
fait étrangère ; ce pour quoi il faudrait en tous cas une sphère et une
force intermédiaires composant librement et imaginant librement. Le mot «
phénomène » détient de nombreuses séductions, c'est pourquoi je l'évite
le plus possible ; car il n'est pas vrai que l'essence des choses apparaisse
dans le monde empirique. Un peintre auquel il manque les mains et qui voudrait
exprimer par le chant l'image qu'il a devant les yeux, révèlera toujours
davantage par cet échange des sphères que le monde empirique ne révèle de
l'essence des choses. Même la relation entre l'excitation nerveuse et l'image
produite n'est en soi rien de nécessaire ; mais quand la même image est
reproduite un million de fois, qu'elle est héritée par de nombreuses
générations d'hommes et qu'enfin elle apparaît dans le genre humain chaque
fois à la même occasion, elle acquiert finalement pour l'homme la même
signification que si elle était l'unique image nécessaire et que si cette
relation entre l'excitation nerveuse originelle et l'image produite était une
étroite relation de causalité ; de même un rêve éternellement répété
serait ressenti et jugé absolument comme la réalité. Mais le durcissement
et le raidissement d'une métaphore ne garantit absolument rien en ce qui
concerne la nécessité et l'autorisation exclusive de cette métaphore.
Tout homme à qui des telles considérations sont familières a certainement
éprouvé une profonde méfiance à l'égard de tout idéalisme de ce genre
chaque fois qu'il a eu l'occasion de se convaincre très clairement de
l'éternelle conséquence, de l'omniprésence et de l'infaillibilité des lois
de la nature ; il a tiré la conclusion : ici, que nous pénétrions, dans la
hauteur du monde télescopique et dans la profondeur du monde microscopique,
tout est si sûr, accompli, infini, conforme aux lois et sans lacune ; la
science aura éternellement à creuser avec succès dans ce puits et tout ce
que l'on trouvera concordera et rien ne se contredira. Combien peu cela
ressemble à un produit de l'imagination : car si cela était, cela devrait
laisser deviner quelque part l'apparence et l'irréalité. Contre quoi il faut
dire : si nous avions, chacun pour soi, une sensation de nature différente,
percevoir nous-mêmes tantôt comme un oiseau, tantôt comme ver, tantôt
comme plante, ou bien si l'un de nous voyait la même excitation comme rouge,
l'autre comme bleu, si un troisième l'entendait même comme un son, personne
ne parlerait alors d'une telle légalité de la nature, est la concevrait
seulement comme une création hautement subjective. Ensuite : qu'est-ce pour
nous, en général, qu'une loi naturelle ? Elle ne nous est pas connue en soi
mais seulement dans ses effets, c'est-à-dire dans ses relations avec d'autres
lois de la nature, qui ne nous sont connues à leur tour que comme des sommes
de relations. Donc toutes ses relations ne font que renvoyer toujours de
nouveau de l'un à l'autre et, en ce qui concerne leur essence, nous sont
complètement incompréhensibles ; seul, le temps, l'espace, c'est-à-dire des
relations de succession et de nombres, nous en est réellement connus. Mais
tout ce qui est merveilleux et que nous regardons justement avec étonnement
dans les lois de la nature, ce qui commande notre explication et pourrait nous
conduire à la méfiance envers l'idéalisme, ne se trouve précisément que
dans la seule rigueur mathématique, dans la seule inviolabilité des
représentations de l'espace et du temps. Or nous produisons celles-ci en nous
et hors de nous avec cette nécessité selon laquelle l'araignée tisse sa
toile ; si nous sommes contraints d'en concevoir toutes les choses que ne sous
ces formes-là, il ne faut alors plus s'étonner que nous ne saisissions
précisément que ces formes-là : car elles doivent toutes porter en elles
les lois du nombre et le nombre est précisément ce qu'il y a de plus
étonnant dans les choses. Toute la légalité qui nous en impose dans le
cours des astres et dans le processus chimique coïncide au fond avec ces
propriétés que nous apportons nous-mêmes aux choses, si bien que, de ce
fait, nous nous en imposons nous-mêmes. De là il ressort sans aucun doute
que cette formation artistique de métaphores, par laquelle commence en nous
toute sensation, présuppose déjà ces formes et est donc accomplie en elle ;
ce n'est qu'à partir de la ferme persévérance de ses formes originelles que
s'explique la possibilité selon laquelle peut ensuite être constituée une
construction de concepts à partir des métaphores elles-mêmes. Cette
construction est une imitation des rapports du temps, de l'espace et du nombre
sur le terrain des métaphores.C'est le langage, nous l'avons vu, qui
travaille originellement à l'édification des concepts, et, plus tardivement,
la science. De même que l'abeille construit les alvéoles et simultanément
les emplit de miel, de même la science travaille-t-elle incessamment à ce
grand colombarium des concepts, au sépulcre des intuitions sensibles,
construit des étages supplémentaires et toujours plus élevés, étaie,
nettoie, rénove les anciennes alvéoles et s'ingénie surtout à remplir ce
colombage monstrueusement surélevé et à y caser l'ensemble du monde
empirique, autrement dit le monde anthropomorphique. Déjà l'homme d'action,
ne serait-ce que lui, attache sa vie à la raison et à ses concepts afin de
ne pas être emporté à la dérive et de ne pas se perdre lui-même ; a
fortiori le chercheur construit-il sa cabane tout contre la tour de la science
afin de pouvoir y collaborer, et de trouver refuge sous le rempart déjà
existant. Et ce refuge est un besoin: car des puissances terribles le menacent
sans relâche, brandissant face à la "vérité" scientifique des "vérités"
d'un genre tout autre sur les panneaux les plus disparates.
Cet instinct qui pousse l'homme à forger des métaphores est fondamental en
lui et on ne peut l'ignorer un seul instant sans ignorer l'homme lui-même
(note1). Mais à vrai dire il n'est ni contraint ni entravé par le nouveau
monde rigide et figé comme un château fort qui se construit pour lui dans
l'atmosphère évanescente des concepts. Il cherche un nouveau domaine pour
son activité, le lit d'un autre fleuve, et il les trouve dans le mythe et
dans l'art en général. Sans cesse il confond les rubriques et les alvéoles
des concepts en introduisant de nouvelles transpositions, métaphores,
métonymies, sans cesse il manifeste le désir de donner au monde présent de
l'homme éveillé une forme aussi charmante et éternellement nouvelle, aussi
colorée, décousue, irrégulière et inconséquente que le monde du rêve. Au
fond, l'homme éveillé n'est certain de veiller que grâce à la toile
d'araignée fixe et régulière des concepts, et s'il lui arrive de croire
qu'il rêve, c'est que l'art a déchiré cette toile. Pascal a raison
d'affirmer que si le même rêve nous visitait chaque nuit, nous en serions
occupés exactement comme des choses que nous voyons chaque jour - « Si un
artisan était sûr de rêver chaque nuit douze heures durant qu'il est roi,
je crois, dit Pascal, qu'il serait aussi heureux qu'un roi rêvant chaque nuit
pendant douze heures qu'il est artisan.»(note2) Le jour lucide d'un peuple
excité par le mythe, celui des anciens Grecs par exemple, qui admet l'action
incessante du prodige, ce jour ressemble davantage au rêve qu'au jour du
penseur désenchanté par la science.
Quand tout arbre peut se mettre à parler comme une nymphe, quand un dieu
ayant revêtu l'apparence d'un taureau peut enlever des vierges, quand soudain
on aperçoit la déesse Athéna elle-même parcourant les marchés d'Athènes
dans son bel attelage, en compagnie de Pisistrate - et cela, un Athénien
sincère le croyait -, alors à chaque instant tout est possible, comme dans
le rêve, et la nature entière tourbillonne autour de l'homme comme si elle
n'était que la mascarade des dieux, qui s'amuseraient simplement à
l'illusionner de toutes les façons.
Mais l'homme lui-même a une tendance invincible à se laisser tromper, et il
est comme ensorcelé par le bonheur lorsque le rhapsode lui raconte des
légendes épiques comme si elles étaient vraies, ou que le comédien joue le
roi plus royalement que la réalité ne le montre. L'intellect, ce maître du
travestissement, est libre et déchargé de son esclavage ordinaire aussi
longtemps qu'il peut tromper sans nuire, et il célèbre alors ses saturnales.
Jamais il n'est plus exubérant, plus riche, plus fier, plus agile et plus
audacieux : tout au plaisir de créer, il jette les métaphores pêle-mêle et
dérange les bonnes des abstractions, de façon par exemple à désigner le
courant comme un chemin mobile qui porte l'homme là où il va. Il a
maintenant rejeté de soi la marque de la servitude: ordinairement sombre,
affairé et soucieux de montrer le chemin et les outils à un pauvre individu
avide d'existence et qui prélève, comme un serviteur pour son maître, une
part de la proie et du butin, il est maintenant devenu maître lui-même, et
peut se permettre d'effacer sur son visage la grimace de l'indigence. Tout ce
qu'il fait désormais porte le sceau du travestissement, tandis que son action
antérieure, par comparaison, portait celui de la distorsion. Il copie la vie
humaine, la prend cependant pour une bonne chose et paraît se trouver fort
bien avec elle. Cette charpente et ce chantier monstrueux des concepts à quoi
l'homme nécessiteux s'agrippe sa vie durant pour se sauver ne sont plus pour
l'intellect libéré qu'un échafaudage et un jouet au service de ses œuvres
les plus audacieuses : et quand il le casse, le jette en morceaux et puis le
reconstruit ironiquement en accouplant les parties les plus étrangères et en
disjoignant les plus proches, il révèle ainsi qu'il se passe très bien des
expédients auxquels on a recours dans la nécessité et qu'il n'est plus
guidé par des concepts, mais par des intuitions. A partir de ces intuitions,
aucun chemin régulier ne mène au pays fantomatique des schémas, des
abstractions : le mot n'est pas fait pour elles, l'homme devient muet
lorsqu'il les voit ou bien il se lance dans une série de métaphores
proscrites et d'agencements conceptuels inouïs pour répondre par une
attitude créatrice, fût-ce dans la destruction et la dérision des vieilles
barrières conceptuelles, à la puissante intuition présente.
Il y a des époques où l'homme raisonnable et l'homme intuitif vont de pair,
le premier plein d'angoisse devant l'intuition, et l'autre méprisant
l'abstraction; celui-ci déraisonnable autant que le premier est réfractaire
à l'art. Tous deux désirent donner la vie : celui-ci en sachant parer par
astuce, prévoyance et régularité aux principales urgences ; celui-là, le
"jubilant héros", en ignorant ces urgences et en n'admettant comme réelle
que la vie travestie en apparence et en beauté. Là où l'homme intuitif,
mettons comme dans la Grèce ancienne, a manié ses armes plus vigoureusement
et plus victorieusement que son adversaire, une civilisation peut
favorablement s'organiser et la domination de l'art sur la vie se fonder: ce
travestissement, ce déni de l'indigence, cet éclat des intuitions
métaphoriques et surtout cette immédiateté de l'illusion accompagnent
toutes les manifestations extérieures d'une telle vie. Ni la maison, ni la
démarche, ni le vêtement, ni la cruche d'argile ne trahissent que la
nécessité les inventa: apparemment ils devaient servir à exprimer un
bonheur sublime et un ciel olympien sans nuages, une certaine façon de jouer
avec le sérieux. Tandis que l'homme guidé par les concepts et les
abstractions ne fait que se défendre contre le malheur sans pouvoir leur
arracher le moindre bonheur, tandis qu'il aspire à être libéré le plus
possible des souffrances, l'homme intuitif, lui, bien d'aplomb au milieu d'une
civilisation, récolte déjà, venant de ses intuitions, en plus de
l'immunité au mal, un afflux permanent de lumière, de gaieté, de
rédemption. Certes, il souffre plus violemment, quand il souffre: il souffre
même plus souvent, parce qu'il ne sait pas tirer les leçons de l'expérience
et retombe toujours dans la même ornière. Dans la douleur il est alors aussi
déraisonnable que dans le bonheur, il crie fort et rien ne le console. Quelle
différence avec le stoïcien instruit par l'expérience qui, dans la même
infortune, se maîtrise au moyen de concepts ! Lui qui d'habitude ne cherche
que la droiture, la vérité et la liberté face aux illusions et à se
protéger contre l'agression du charme, il pond maintenant dans le malheur le
chef-d’œuvre du travestissement, comme l'autre posait le sien dans le
bonheur ; il n'affiche pas un visage mobile et capricieux, mais une espèce de
masque au dessin digne et symétrique, il ne crie pas et ne change même pas
de voix: quand un orage sérieux éclate au-dessus de sa tête et l'inonde, il
se pelotonne dans son manteau et s'éloigne à pas
lents. |
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